M.Enard, photo G.Seguin ( Okki )
" Michel-Ange pense à Rome.
Il observe cette ville étrangère, Byzance perdue pour la chrétienté ; il se sent seul,plus seul que jamais, coupable, miséreux. Il repasse de mémoire les termes et les menaces de la lettre mystérieuse.
Mesihi lui prend doucement le bras.
- Tout va bien, m aestro ?
Qu'on ait pour lui des égards dignes d'un vieillard ou d'une bonne femme l'irrite et il rejette violemment la main du poète.
Comment a-t-il pu venir jusqu'ici ? Pourquoi ne s'est-il pas contenté d'envoyer un dessin, comme ce lourdaud de Vinci ?
Si Michelangelo n'avait pas détourné la tête, Mesihi aurait pu apercevoir des larmes de colère briller dans ses yeux.
Maintenant il faut prendre une décision.
Il ne peut risquer tout ce qu'il a construit jusqu'ici, sa carrière, son génie, sa réputation pour un sultan qui n'a même pas daigné le rencontrer.
Il a tenu tête à Jules II le pape guerrier ; il peut bien planter là un Bayazid. Mais il n'a pas encore dessiné le pont. Il n'a toujours pas eu l'idée qui lui manque. Il ne peut donc réclamer ses gages ; partir maintenant serait perdre non seulement la face, mais aussi la fortune que lui propose le sultan.
Ce pli inattendu le hante.
Mesihi est patient ; il se tait quelques minutes, que Michel-Ange se reprenne, puis il lui dit doucement : Regardez là-bas, maestro.
Surpris, le sculpteur se retourne.
- Regardez là, en bas
Michel-Ange jette un oeil sur le paysage rongé par la nuit, sans rien distinguer d'autres que les lumières des tours et quelques reflets sur le bras de mer.
- Vous ajouterez de la beauté au monde, dit Mesihi. Il n'y a rien de plus majestueux qu'un pont. Jamais aucun poème n'aura cette force, ni aucune histoire. Quand on parlera de Constantinople, on mentionnera Sainte-Sophie, la mosquée de Bayazid et votre ouvrage, maestro. Rien d'autre.
Flatté et ému, Michelangelo sourit en observant les fanaux guider les barques dans leur danse sur les flots noirs.
Mathias Énard, extrait de "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants.", Actes Sud, 2010. Du même auteur, dans Le Lecturamak :