La france en guerre Économique

Par Francois155

PLAIDOYER POUR UN ÉTAT STRATÈGE – Vuibert 2008.

Ouvrage collectif coordonné par Hervé Kirsch.

Auteurs : Olivier BARIETY, Albert BRISSART, Vincent DELIGNON, Hervé KIRSCH, Jérôme De ROUQUEFEUIL.

Préface d’Alain JUILLET et Rémy PAUTRAT. Avant-propos d’Eric DELBECQUE et Christian HARBULOT.

On ne parle pas suffisamment dans ces pages de l’intelligence économique et de la guerre qu’elle prépare et mène au jour le jour. C’est une erreur d’autant plus grande que, dans le contexte post-guerre froide actuel, à la fois globalisé et multilatéral mouvant, en attente de fixation (provisoire) dans la hiérarchie des Puissances, la structure économique d’un État est autant une force qu’une faiblesse vers laquelle un adversaire, déclaré ou non, portera ses coups sans, parfois, entraîné les mesures de protection et de ripostes adéquates.

Cet ouvrage a trois immenses mérites : initier le lecteur néophyte aux principes de la guerre économique ; appliquer une vision « militaire » à ce type bien particulier d’affrontement des volontés, puisque les auteurs sont des officiers qui raisonnent les problèmes économiques sous l’angle de la formation qu’ils ont reçue ; enfin, plaider de manière convaincante pour une meilleure synergie entre les acteurs publics et privés en vue de l’établissement d’une Grande Stratégie permettant de répondre aux menaces actuelles.

Chacun pressent, et d’aucuns théorisent, que les guerres de demain (et mêmes celles d’aujourd’hui) se feront « hors-limites », les acteurs en opposition utilisant toutes les armes qu’ils possèdent pour soumettre l’adversaire, et non plus seulement celles qui occasionnent des dommages physiques, en particulier dans le cadre éternel du contournement vis-à-vis d’une puissance militaire trop écrasante pour être abordée de front. L’économie est, et a toujours été, l’une de ces armes, mais nous n’en avons souvent que faiblement conscience : au mieux, chacun se débrouille dans son coin ; au pire, cette réalité semble lointaine et floue. Ce livre nous plonge dans cet univers essentiel d’une manière didactique et stimulante. Les pistes que les auteurs proposent méritent l’examen et peuvent aider les décideurs qui œuvrent dans ces sphères à unir leurs efforts pour sauvegarder la force de frappe économique de la Nation.

La réflexion des auteurs s’articule en trois parties : la première est un état des lieux de la France face à ces problématiques, la deuxième élabore une stratégie pour s’insérer et imposer sa place dans la nouvelle donne de la guerre hors limites d’aujourd’hui, la dernière propose par l’exemple la mise en place d’actions d’intelligence économique au profit d’un Etat-Stratège.

PREMIERE PARTIE – ÉTAT DES LIEUX : LA FRANCE ET LES ENJEUX D’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE.

Le début du livre (chap. 1) s’attache à démontrer la nécessité pour la France de renouer avec le principe de l’État en tant que stratège économique. Loin d’être une lubie, cette ambition fut non seulement réalisée par notre pays dans un passé récent (l’exemple de la création du CEA et de l’obtention d’une capacité nucléaire nationale est particulièrement éclairant à cet égard), mais est également au cœur de l’activisme américain en matière d’intelligence économique. Une naïveté dans ces domaines est d’autant plus dommageable que les menaces, en la matière, sont polymorphes : menaces sur la connaissance, sur le capital, sur les ressources humaines comme sur l’image de nos entreprises.

Or, force est constater (Chap. 2) la timidité des pouvoirs publics français (« retard culturel ou cécité stratégique ? » s’interrogent d’ailleurs les auteurs) pour ces questions, si l’on excepte les avancées successives proposées par les rapports Martre (1994) et Carayon (2003). La démarche doit être poursuivie pour combler un retard à la fois culturel et opérationnel et « rendre une perspective stratégique à un pays auquel semble faire défaut l’existence d’un « grand dessein ».

Comme la compréhension des enjeux passe aussi par l’exactitude sémantique, les auteurs proposent une définition de l’intelligence économique qui est à la fois :

- Une technique managériale qui envisage simultanément tous les aspects de l’entreprise dans le long terme et en relation avec son environnement (acteurs amis, hostiles, neutres).

- Un savoir-faire technique de collecte, traitement, diffusion et utilisation de l’information dans un contexte d’affrontement concurrentiel.

- Une politique publique destinée à optimiser les capacités économiques nationales dans une vision géoéconomique de la compétition économique mondiale, en protégeant les acteurs nationaux contre les prédateurs, et en facilitant leur implantation sur les marchés étrangers.

DEUXIEME PARTIE – À GUERRE NOUVELLE, STRATÉGIE NOUVELLE.

Cette partie propose initialement (chap. 3) des pistes conceptuelles pour l’élaboration d’une stratégie cohérente, depuis le rappel des fondements de ce mode de pensée et d’action (« affronter l’adversité, servir la politique »), en passant par les difficultés spécifiquement françaises à l’adoption de cette approche (essentiellement de trois ordres : notre pays cultivant « une conception idéaliste des relations internationales » ; le choix non encore fait à ce stade du développement de l’UE entre « l’Europe puissance ou Europe handicap » ; enfin, le boulet que constitue le regrettable « masochisme d’État», où la caricature de l’histoire nationale donne « l’image d’un pays à la cohésion fragile, qui ne donne pas envie qu’on le suive »).

Conséquences de ces handicaps : « un système éclaté et mal finalisé ».

L’élaboration de cette stratégie nouvelle est pourtant « un besoin vital pour la France » (chap. 4) : dans un monde nouveau, où la multipolarité « remet en cause l’existence d’alliances monolithiques et globales durables, la France doit (…) se garder de tous côtés ». Qui plus est, cette guerre nouvelle, essentiellement non militaire et hors limites, prendra deux formes dominantes : « guerre économique et guerre de l’information ».

Les auteurs proposent donc la conception (chap. 5) et la mise en œuvre (chap. 6) d’une « stratégie de puissance » en partant de la présupposition suivante :

« Dans le cadre des guerres économiques et de l’information (…), le but politique est de conserver la France comme État souverain et indépendant, maître de son destin tant dans l’évolution de sa société que sur la scène internationale »[i].

Cette conception d’une stratégie de puissance passe par l’acceptation d’un « paradigme stratégique nouveau : le combat du faible au fort dans la relation allié/adversaire ».

Quant à sa mise en œuvre, elle suppose de mettre en place une structure nouvelle (« un cœur stratégique spécifique »), que les auteurs identifient comme « un véritable centre de planification et de conduite des opérations relatives à l’intelligence économique (CPCO/IE) ». Bien sur, il faudra dépasser certaines difficultés : « fédérer l’intérêt national et l’intérêt privé », « lutter contre la dispersion des efforts », « faire un bilan des échecs », « définir et gérer à long terme une ressource humaine compétente et motivée », « garantir le secret des opérations ».

TROISIEME PARTIE – FAIRE LA GUERRE « HORS LIMITES » : DOCTRINE, OUTILS ET METHODES AU SERVICE DE L’ETAT STRATEGE.

Avant de présenter des techniques concrètes inspirées de leur formation militaire, les auteurs rappellent le contexte qui prévaut dans la « guerre informationnelle et économique » :

« La sécurité des États qui était hier essentiellement garantie par des capacités militaires et des alliances géopolitiques, dépend aujourd’hui de leur aptitude à neutraliser des menaces physiques émergentes, comme le terrorisme, et à conserver leur indépendance technologique et financière. Dans un contexte de croissance molle et d’âpreté renouvelée des marchés, certaines entreprises « cibles » doivent dorénavant résister aux appétits de puissances d’opérateurs agissant plus ou moins directement au profit d’États et disposant de moyens normalement interdits au monde privé. La frontière est alors floue entre les opérations de renseignement, propres aux appareils d’État, et les pratiques licites d’intelligence économique ».

Plus loin, ils ajoutent que « l’intelligence économique organisée, structurée a aujourd’hui atteint le rang de technologie de rupture. En tant que telle, elle mérite qu’une véritable doctrine d’emploi des ressources étatiques soit définie au plus haut niveau ».

C’est cet objectif qu’ils poursuivent dans l’application du modèle militaire « action et dissuasion » (chap. 7) et, plus précisément encore, dans le MARS[ii] adapté à l’intelligence économique (MARS/IE) (chap. 8). On comprendra aisément que ces deux chapitres, tout comme celui consacré à une approche offensive du MARS/IE (chap. 9), très techniques et descriptifs, sont trop complexes pour être présentés dans le cadre de cette fiche de lecture. Ils proposent des pistes concrètes, de manière didactique et précise, qui aideront le « décideur à décider » en appliquant un raisonnement militaire à un environnement économique donné.

CONCLUSION :

Les auteurs nous rappellent quelques évidences propres au nouveau contexte géopolitique et stratégique post-guerre froide à travers certaines caractéristiques éclairantes : « un même acteur peut-être simultanément (…) allié et (…) adversaire. Ensuite, ces acteurs entretiennent entre eux des rapports de puissance ». De plus, « l’idéologie n’est plus un vecteur primordial dans leur comportement, c’est, implicitement ou explicitement, au nom de leurs intérêts bien compris que ces puissances agissent ». « D’autre part, l’affrontement militaire violent continue de perdre sa légitimité et son efficacité et devient une exception, voire une impossibilité entre acteurs majeurs ».

Pour répondre à ces défis, la France doit se doter d’un véritable État stratège :

« Ce que nous entendons par État stratège, c’est un pouvoir politique qui réapproprie la définition du but et des moyens et envisage la combinaison de ceux-ci au service de celui-là. Cet État stratège doit être rationnel et réaliste et considérer donc qu’il y a une fin – que cette fin est relative au bien commun – et que pour l’atteindre dans un environnement inamical et mouvant, il doit combiner ces moyens pour leur permettre de triompher de volontés plus ou moins adverses selon les circonstances, mais portant toutes atteintes, selon des modalités propres à chacune, au patrimoine national qu’est le bien commun ».

NOTES PERSONNELLES :

S’il ferra grincer les dents des derniers tenants d’un libéralisme irénique (mais en reste-t-il encore ?) pour qui une « main » invisible et bienveillante règne souverainement et régule, forcément pour le meilleur, l’activité économique mondiale, cet ouvrage séduira en revanche les « réalistes classiques ». Bref, ceux qui voient en l’économie, et dans ses échanges, l’un des autres compagnons naturels, avec la guerre, de l’homme et des États vers l’affirmation et la domination de leurs volontés souvent antagonistes.

Replaçant le « Marché » et ses rouages dans le cadre de l’affrontement des Puissances, ils lui rendent sans doute sa véritable nature tout en proposant à la France une approche stratégique pour permettre à ses intervenants, publics comme privés, de combattre, si ce n’est à armes égales, du moins avec un arsenal crédible et efficace.

Composé dans un style volontairement dynamique et clair, ce livre intéressera aussi bien les acteurs, militaires comme civils, qui ont conscience d’évoluer dans un monde où la guerre est permanente et se livre dans toutes les sphères de l’activité humaine. Volontiers politiquement incorrect, il devrait, justement, être lu et connu des décideurs politiques nationaux dont la naïveté ou l’angélisme ne saurait constituer des options viables dans l’exercice de leurs fonctions.

Bien sur, certains spécialistes pourront éventuellement critiquer certains aspects techniques retenus par les auteurs, notamment dans la troisième partie de l’ouvrage. D’autre part, l’affirmation selon laquelle la violence militaire interétatique est en perte de vitesse doit certainement être nuancée, en particulier au vu des événements récents. Il n’empêche que, si cette violence physique continuera de s’exercer, elle s’accompagnera sans aucun doute d’attaques économiques et informationnelles soutenues, ce qui rend l’argumentaire du livre d’autant plus pertinent. En tout état de cause, le fond de leur discours est aussi implacable que stimulant, réaliste autant que volontariste.

Écrit par des officiers qui, se comportant véritablement en citoyens actifs, n’hésitent pas à livrer leur approche d’un monde considéré comme exclusivement réservé aux civils, ce livre ne devrait pas laisser indifférent et intervient à un moment opportun, alors que la Nation fait des choix budgétaires qui engagent son avenir et présagent de sa place future dans l’ordre mouvant des Puissances.


[i] Ce à quoi ils ajoutent : « certes, la raison n’interdit pas de formuler une autre hypothèse en faisant un choix différent, mais il faudra au décideur en assumer la responsabilité aux yeux des générations à venir ».

[ii] MARS : Méthode d’appréciation et de raisonnement sur une situation. Bien connue des militaires, cette (ces)méthode(s) s’efforce(nt) de répondre aux sept questions des juges antiques : Quis ? Quid ? Ubi ? Quibus auxiliis ? Cur ? Quomodo ? Quando ?