Grands écrivains, grands travailleurs et...peut-être rien, aussi ! ( Paul Léautaud)

Par Jmlire

S'il y a un grand écrivain aujourd'hui, ce qu'il peut être hasardeux de prétendre, c'est Barrès, et Gourmont, ce dernier depuis deux ou trois ans, et malgré l'insipide marotte qu'il a de l'Art avec un grand A. Les autres, Schwob, France, Régnier, etc., sont des truqueurs, rien de plus. Il y aurait peut-être eu Laforgue... Et puis, tous ces gens à romans, à nouvelles, à poèmes jamais interrompus sont sans intérêt. Il n'y a qu'une chose qui me rende curieux chez eux, c'est la faculté d'écrire sans s'arrêter, un roman tout de suite après un autre, comme Régnier, par exemple. À part cela rien, pas de personnalité. Ce qu'ils font, un autre pourrait le faire, et c'est là qu'est la tare. Des travailleurs, voilà tout. C'est peut-être beaucoup, oui. C'est peut-être rien aussi." ( Juillet 1903)

Grands écrivains, certes, peut-être... Grands imbéciles... aussi ?

" Je lisais ce soir, dans La Liberté, un morceau de Barrès intitulé : Le regard de M. Renan. Eh ! bien, cela n'a rien d'extraordinaire, comme style. C'est bien, mais nullement remarquable.

J'écrirais bien un article avec tout ce que je pense de Barrès, mais qui me le prendrait ? Personne. Partout on et à plat ventre devant le "grand écrivain", le "grand patriote", le "grand Français". On m'objecterait aussi probablement le "respect de la mort". Il s'est bien soucié de la mort de millions d'hommes, lui, pendant la guerre, alors qu'il débitait son "bourrage de crâne". Le patriotisme fait décidément beaucoup d'imbéciles. "( 8 décembre 1923 ).

" Claude Aveline donne dans la Grande Revue des Souvenirs sur Anatole France. Il raconte que France écrivit la rectification suivante, au sujet des niaiseries qu'il écrivit au début de la guerre.

" Je me laissai aller à faire de petits discours aux soldats vivants ou morts, que je regrette comme la plus mauvaise action de ma vie."

C'est parfait. N'empêche que ce jour-là, France, tout France qu'il était, tel ce pauvre Gourmont, se sont conduits comme des imbéciles, et d'autant plus qu'ils étaient France et Gourmont. Il était si facile, au moins, de se taire. Il est vrai qu'en se taisant ils n'en eussent pas moins pensé dans ce sens. Alors, imbéciles quand même. (Samedi 7 novembre 1925)

Paul Léautaud, extrait de "Journal Littéraire" 1893, 1956, Éditions du Mercure de France, 1968, 1998.