Son secret réside peut-être dans sa manière de travailler en équipe. Toujours est-il qu’il existe un phénomène Michalik, et qu’on ne peut plus prétendre découvrir chez lui un talent qui est de notoriété publique. Et pourtant si. J’ai été surprise par le côté thriller de Passeport.
Je ne savais rien à son propos, si ce n’est que le titre et l’affiche me donnaient un indice évident : il allait être question de migration. Je ne m’attendais pas à vivre la soirée dans le suspense et cela m’a grandement plu. Je vous laisserai faire votre propre expérience et ne vous en dirai pas trop.
Issa, jeune Érythréen est laissé pour mort dans la « jungle » de Calais. Il est sauvé par la médecine mais il a perdu la mémoire. Le seul élément tangible de son passé est son passeport. Le seul point positif de son présent est la compagnie et l’entraide d’autres migrants qui vont l’encourager à tenter d’obtenir un titre de séjour. Nous allons assister à ce parcours en suivant les différentes voies qu’il va suivre au cours d’un temps assez long.
La présentation des protagonistes alignés sur le bord de scène me donne l'impression d’être déjà rendue aux saluts. Nous avons Michel, français né à Calais, Lucas français né à Mayotte, un département de 300 000 habitants mais trois fois plus petit que la Corse, Jeanne de parents maliens, Arun d’Inde, Ali de Syrie, Yasmine de père algérien et mère marocaine, et puis Issa qui ne peut dire que son prénom.
Michel devient le récitant pour décrire la jungle de Calais alors que le public vit l’accident d’Issa comme un flash-back et que s'effectue une prise en charge médicale en alternant français et mauvais anglais. Il dit les a priori, les nationalités : vous vous retrouvez seul, sans moyens, dans une zone inhospitalière, dans un pays inconnu dont vous ignorez la langue et qui ne veut pas de vous.79 scènes courtes vont s'enchainer à un rythme soutenu, avec des changements de décor à vue (comme le fait toujours Alexis Michalik au théâtre) avec des personnages qui sont au final très nombreux (je crois en avoir compté 35). Seul Jean-Louis Garçon n'interprète qu'un seul rôle, celui d'Issa. Certains comédiens en endossent 5 ou 6. La langue se compose de dialogues qui se répondent en phrases courtes, concernant plusieurs époques, entre lesquelles plusieurs personnages effectuent des aller retour temporels.Notre attention est donc constamment sollicitée, comme dans la meilleure série télévisée, par des rebondissements et des changements de perspective tandis qu'on suit deux-trois histoires parallèles à la quête d'identité d'Issa qui se déroule en écho de celle de Lucas qui veut retrouver sa mère biologique. Le déjeuner chez ses parents, Michel et Christine, est un peu houleux même si beaucoup de sentiments traversent les dialogues, y compris l'amour filial, avec plus tard ce conseil à méditer : Ne soyez pas trop durs avec vos enfants.Les conditions de vie des migrants sont abordées mais ce n'est pas le coeur de l'intrigue. On apprend malgré tout l'origine de ce nom de
jungle pour le camp de Calais, consécutivement au démantèlement de celui de Sangatte en 2002. Les migrants, surtout des Afghans, se sont retrouvés dans la forêt avec leurs tentes. Forêt se disant "jengal" l'endroit s'est appelé jungle.Il y a plusieurs touches d'humour. Comme le rappel à l'occupation de Calais par les Anglais pendant plus de deux siècles, avant être reprise, en 1558 par le duc de Guise avec 30 000 hommes qui ont bataillé une semaine. Il est amusant de remarquer qu'aujourd'hui tous ceux qui veulent aller en Angleterre se retrouvent à Calais alors qu'on a oublié de les prévenir du changement de propriétaire.On ne nous épargne pas - c'est logique- les arcanes administratives, les sigles (c'est instructif) les entretiens avec l'OFFPRA pour aller devoir aller à Poitiers, la ville où en 732 Charles Martel a repoussé … on ne dira pas qui, pour éviter la gaffe, mais on sait bien que ce sont les Arabes. Le fonctionnaire se rattrapera en disant que c'est une ville chargée d'histoire.On n'est pas à un paradoxe près. La journaliste nous apprend que le prix du passeur se situe entre 3 000 et 15 000 euros pour essayer de sortir alors que le gendarme perçoit un salaire mensuel de 1200 pour les en empêcher. Et Jeanne (Manda Touré) soulignera que le gros des avantages sociaux concerne les retraités et les étudiants qui touchent les APL alors que les migrants cotisent plus qu’ils ne reçoivent et participent activement au financement des retraites. Egalement que les étrangers ne représentent en France que 10% de la population contre 13 aux États-Unis et 20 au Canada. Par contre, on frémit de savoir que des hommes se brûlent les doigts tous les mois à l’acide ou au feu pour effacer leurs empreintes digitales parce que si on les donne pour postuler à l'immigration dans un pays d’Europe on ne peut pas demander l’asile dans un autre. Il y a même un néologisme pour désigner ceux qui se font coincer : on dit "se faire dubliner" (en référence aux accords de Dublin)Il y a pas mal d'embrouilles dans la jungle et tout y est business. Mais nos héros se débrouillent plutôt bien et Arun (Kevi Razy) a raison d'être systématiquement optimiste, partant du principe shakespearien que The miserable have no other medecine but only hope, autrement dit Les pauvres n’ont que l’espoir. Il a l’idée de faire du good business en ouvrant un restaurant. On y servira par exemple le fameux poulet DG, suivant une recette typiquement camerounaise désignant le poulet Directeur Général, composé de poulet frit avec du piment et du gingembre, qui était réservé autrefois à l’élite du pays.Alexis Michalik s'est largement documenté. Néanmoins il se défend d'avoir écrit une pièce militante ou documentaire, mais plutôt une histoire humaine, et c'est tout à fait ce à quoi on assiste pendant tous les moments qui interrogent sur l'identité, d'où le titre du spectacle, Passeport, et nous verrons si ce document suffit à la fonder. Ce document donne la permission de voyager mais sans en offrir la capacité pour les ressortissants de certains pays.Le metteur en scène ne porte pas la différence sur son visage mais plusieurs origines sommeillent en lui. Il est dommage qu’il doive se justifier -en interview- d’avoir grandi dans un quartier populaire et d’avoir côtoyé des origines diverses pour qu’on le trouve légitime à traiter de la migration, sujet éminemment sensible alors que personne n’aurait osé lui demander s’il avait été en prison lorsque’ il a écrit Intra muros. La mise en scène est relativement sobre, avec quand même une trèsbelle image de bateau débordant de réfugiés sur la mer, avec la voix d’Issa qui s’amplifie en écho. C'est sans doute son plus long temps de parole et il retentit comme un gospel slamé.Je ne veux pas en raconter trop mais je dirai malgré tout que la fin est bouleversante avec une morale qui est frappée au coin du bon sens : Rien n’est bon ou mauvais. Tout dépend du point de vue.
Avec Christopher Bayemi, Patrick Blandin, Jean-Louis Garçon, Kevin Razy, Fayçal Safi, Manda Touré et
Ysmahane Yaqini
Décor : Juliette Azzopardi assistée de Arnaud de Segonzac
Costumes : Marion Rebmann assistée de Violaine de Maupeou
Vidéo : Nathalie Cabrol
Lumières : François Leneveu
Musiques : Sly JohnsonSons : Julius TessarechAu Théâtre de la Renaissance - 20 Bd Saint-Martin - 75010 Paris jusqu'au 30 juin 2024
Du Mardi au samedi à 21h, le Samedi à 16h30, le Dimanche à 17h