Marie Beroulle : Sa création remonte à 2016, en pleine crise du lait en France. À l'époque, les producteurs de lait, rémunérés moins de 30 centimes par litre, vendaient leurs produits à perte. Certains avaient plus d'intérêt à déverser leur lait dans les champs que de le vendre ! Martial Darbon, président d'une coopérative de 80 producteurs de lait, est passé à l'action en distribuant un flyer de sensibilisation autour de chez lui. Grâce au bouche à oreille, mais aussi à une part de hasard et de chance, il est arrivé entre les mains du Directeur RSE du Groupe Carrefour. Par la suite, un accord passé entre les producteurs de Martial et les deux fondateurs de C'est qui le patron ?! ( Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier) a fixé un juste prix de vente pour leurs briques de lait. À l'époque, le geste de Martial était peu courant puisque les agriculteurs n'avaient pas l'habitude de prendre la parole pour faire des revendications. Aujourd'hui, leur révolte est significative car ils sont de plus en plus nombreux à assumer et reconnaître qu'ils ont besoin d'aide.
C'est quoi, " rémunérer au juste prix " ? Comment le fixer ?M.B : Plusieurs éléments nous aident à faire le bon calcul. D'abord, nos ingénieurs étudient les évolutions du marché, la courbe des prix des matières premières, etc. Ensuite, nous ouvrons surtout une discussion avec les producteurs pour savoir quel prix leur permettrait de vivre de leur production. Et enfin, nous proposons aux consommateurs, via un questionnaire en ligne, de voter pour le prix qu'ils seraient prêts à mettre pour le produit concerné. L'idée est de les faire participer entièrement à la construction de son cahier des charges, en les faisant voter pour des éléments comme le pâturage, l'alimentation des bêtes, la distance du lieu de production, etc. Au fil de leurs choix, les consommateurs voient le prix augmenter ou baisser en fonction des éléments choisis : c'est une démarche très pédagogique, qui leur permet de se rendre compte de la valeur de chaque chose. En bref, l'idée est d'arriver à un consensus qui convienne à tous ! Au total, 3 000 familles de producteurs en France bénéficient de cette démarche.
Acheter un produit plutôt qu'un autre au supermarché, est-ce un acte d'engagement ?M.B : Si la coopérative a le succès qu'elle rencontre aujourd'hui, c'est avant tout grâce à la force collective des consommateurs qui nous soutiennent ! Nous n'avons jamais fait de publicité et n'avons pas de commerciaux, ce qui signifie que tout passe par la force des réseaux de connaissances, et surtout par la motivation à soutenir une démarche engagée. Nous sommes persuadés qu'armés de leur carte bleue, les consommateurs peuvent bel et bien impacter la composition des rayons des enseignes. En ce moment, malgré l'inflation et la baisse du pouvoir d'achat, nous sentons que les ménages sont plus prêts que jamais à soutenir une chaîne de production plus transparente et plus juste. Le conflit ukrainien et l'envolée des prix nous l'ont prouvé, lorsque nous avons décidé de faire passer notre brique de lait de 1,09 à 1,27 euros le litre. Certains redoutaient que les consommateurs ne nous suivent pas, et pourtant, nous avons connu une forte hausse des ventes à ce moment-là ! Aujourd'hui, la coopérative compte plus de 14 000 consommateurs sociétaires, qui effectuent régulièrement des visites aux producteurs pour prendre des décisions adaptées à la réalité du terrain.
Comment a été pensé le packaging de la brique de lait de la coopérative ?M.B : Le packaging bleu et blanc de notre brique de lait a en réalité été conçu en une nuit : vu le contexte de crise de l'époque, le passage à l'action ne pouvait pas attendre ! C'est un de nos graphistes qui a eu l'idée, en quelques heures seulement, de proposer un message clair allant droit au but, illustré d'une paire d'yeux. Ils représentent le regard que les consommateurs portent sur les coulisses des chaînes de production, qui ne sont pas toujours très transparentes. Si la démarche a aussi bien pris, c'est notamment grâce au message qui figure sur le packaging, c'est-à-dire la garantie d'une rémunération juste à nos producteurs. En France, nous sommes très attachés à notre terroir, à nos agriculteurs et à nos campagnes, et de plus en plus de gens se rendent compte que la grande distribution n'est pas toujours explicite sur ses pratiques. Parce que consommer responsable exige de prendre du temps pour s'informer, nous sommes fiers de permettre à tous de nous faire confiance les yeux fermés !
Quels enseignements tirez-vous du Salon de l'Agriculture 2024 ?M.B : Cette édition nous a permis de mettre en avant nos gammes de produits moins connues du grand public : la crèmerie, les yaourts, mais aussi le jus de pomme, les pommes de terre ou le concassé de tomates. Chaque filière a besoin d'un soutien différent et nous lance des défis spécifiques, ce qui rend les choses encore plus intéressantes. C'était aussi l'occasion de rencontrer de nombreux producteurs qui souhaitent bénéficier de notre démarche. Malheureusement, nous regrettons de ne pas pouvoir en accueillir davantage, au risque de faire baisser la rémunération de chacun. D'où la nécessité pour nous de monter en puissance, afin de pouvoir répondre à cette demande croissante. Pour généraliser ce modèle à d'autres produits, nous avons récemment lancé une nouvelle " étiquette solidaire " destinée aux fruits et légumes, permettant de repérer en un coup d'œil les produits dont les prix ont été vérifiés par nos soins. Carrefour est la première enseigne à soutenir cette initiative.
Nicolas Chabanne, le mot de la fin ?N.C : Chez les étourneaux, des centaines d'oiseaux sont capables de former un vol parfaitement millimétré. Mais les scientifiques ont prouvé qu'il n'y avait pas d'oiseau leader : c'est bien l'intelligence collective qui s'empare du groupe et qui permet ce qu'aucun individu seul n'aurait pu réaliser. C'est qui le Patron ?! est une murmuration qui, par intelligence collective, a écrit ce qu'aucun économiste n'aurait pu prévoir. Les consommateurs se rendent compte que le sort des producteurs, qui disparaissent parce qu'ils n'arrivent pas à survivre, c'est aussi leur destin à eux !