Lorsque l'on évoque Jennifer Lesieur, le terme "biographe" prend une toute nouvelle dimension. Depuis ses débuts en tant que journaliste en 1998, Jennifer a dédié sa carrière à dévoiler les histoires fascinantes de personnalités hors du commun. Avec une plume vive et immersive, elle révèle les vies de figures historiques, souvent méconnues, mais dont l'impact résonne à travers les époques. Son parcours en tant qu'auteure est aussi varié qu'impressionnant, jalonné de dix ouvrages qui explorent les récits de grands voyageurs, d'écrivains visionnaires, et d'aventuriers intrépides. Parmi ses œuvres remarquables figurent des biographies de Jack London, Bruce Chatwin et Amelia Earhart, pour n'en nommer que quelques-unes. Alors que les nazis pillaient l'Europe de ses trésors culturels, Rose Valland, grâce à son rôle d'espionne au sein du Musée du Jeu de Paume à Paris, a noté méticuleusement les détails des œuvres d'art spoliées, risquant sa vie pour sauver leur mémoire. . En mettant en lumière le courage et la détermination de Rose Valland, Jennifer invite ses lecteurs à découvrir une facette méconnue de l'Histoire et à rendre hommage à une femme dont l'héritage transcende les frontières du temps. Une femme dont le nom est souvent passé inaperçu dans les récits historiques, et qui était pourtant, au cœur de l'une des plus grandes opérations de sauvetage artistique de l'histoire. Interview.
- Pouvez-vous nous parler un peu de vous et de votre parcours en tant qu'auteure ?
Je suis journaliste depuis 1998, j’ai passé la majeure partie de ma vie à Paris et je vis dorénavant à Lyon. J’ai consacré ma première biographie à Jack London, car en dévorant son œuvre j’avais été impressionnée par sa modernité, ses thèmes encore très actuels, voire prémonitoires, et il n’existait à l’époque aucune biographie de lui en français ! Comme ce livre a reçu le prix Goncourt de la biographie, ça m’a encouragée à continuer. J’ai publié dix autres livres, en fonction de commandes ou d’idées originales.
- Quels sont les thèmes ou sujets qui vous inspirent le plus dans votre écriture, et quels sont les livres ou les auteurs qui vous ont le plus influencée dans votre travail ?
La plupart de mes biographies traitent de grands voyageurs, des écrivains (Jack London, Bruce Chatwin), des exploratrices (Alexandra David-Néel) et même une aviatrice (Amelia Earhart). Mais j’aime de plus en plus traiter de nature et de grands espaces, comme la forêt et les pôles, et de notre interaction historique, artistique et sensorielle avec la nature ; mon prochain livre, « Antarctica Blues », restera dans cette lignée. J’écris bien sûr sur ce que j’aime lire, à savoir les biographies de personnalités un peu décalées, les récits de voyage transversaux, les correspondances et journaux intimes d’écrivains… Le « Romain Gary » de Dominique Bona », « Le prince foudroyé » de Laurent Greilsamer (sur Nicolas de Staël) et « Ella Maillart » d’Olivier Weber sont les premières biographies qui m’ont donné envie d’en écrire à mon tour. Parmi les livres qui m’ont marquée et que je relis encore régulièrement, je citerais « Louons maintenant les grands hommes » de James Agee (avec les photos incroyables de Walker Evans), « Glenn Gould piano solo » de Michel Schneider, l’autobiographie-fleuve de Karl Ove Knausgaard, les récits de Sylvain Tesson… Je lis assez peu de romans, finalement, ou alors il faut qu’ils m’emportent loin de notre époque !
- Comment trouvez-vous l'inspiration pour vos histoires et vos personnages ? Avez-vous une routine d'écriture ou des rituels que vous suivez ?
Chaque vie est unique, intéressante et mérite d’être racontée. Mais pour passer presque deux ans sur un même personnage, mieux vaut être sûr de ne pas s’en lasser ! Parfois, dans ce que je lis, regarde, entends, une personnalité se détache et me donne envie d’en savoir plus. Si mon intérêt, au lieu de faiblir, grandit avec le temps, il y a peut-être quelque chose à creuser. Et quand ça devient obsessionnel, je sais que je dois écrire dessus ! Si le sujet n’a pas déjà été trop traité, j’en parle à un de mes éditeurs. Et si ça fait tilt de son côté, l’aventure commence… Ecrire une biographie est un travail de longue haleine, qui nécessite avant tout d’absorber énormément de documentation. Je lis tout ce qui a été produit sur mon sujet et je passe beaucoup de temps en bibliothèque. J’enquête à côté sur les sources primaires : les archives, les documents privés. Je rencontre des spécialistes. Je synthétise, vérifie mes informations, les recoupe, cherche ce qui n’a pas encore été dit ou écrit. Je n’ai pas vraiment de routine, et je n’écris pas tous les jours ; en revanche, je travaille en permanence, même si je ne suis pas devant mon ordinateur ; c’est quand je suis en mouvement (dans le train, en courant, en randonnant) que j’arrive le mieux à structurer mon livre dans ma tête. Et quand je me lance dans la rédaction, c’est toujours avec de la musique instrumentale sur les oreilles, pour être dans ma bulle.
- Pouvez-vous nous parler de votre livre, "Rose Valland, l'espionne à l'œuvre", et de ce qui l'a inspiré ?
C’est mon éditrice qui, la première, m’a parlé de Rose Valland, dont le nom m’était vaguement familier. Elle pensait qu’il y aurait une histoire formidable à raconter, et elle avait raison ! Rose Valland est née en 1898 dans un petit village en Isère. Passionnée par l’art, elle a suivi un cursus artistique approfondi, en pratique aux Beaux-Arts, puis en histoire de l’art à Paris. Si elle n’avait pas de talent particulier pour le dessin ou la peinture, elle avait une mémoire photographique exceptionnelle. Entrée au musée du Jeu de Paume en tant qu’attachée de conservation bénévole, elle a organisé des expositions d’art contemporain avant la guerre, qui lui ont permis d’acquérir une connaissance exhaustive de l’histoire de l’art.
Pendant les quatre ans d’Occupation, à Paris, Rose Valland a continué de se rendre chaque jour au musée du Jeu de Paume, alors réquisitionné par l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), sous la garde et la surveillance constantes de la Gestapo. Pendant tout ce temps, elle a espionné la gigantesque entreprise de spoliation contre les familles, marchands et collectionneurs d’art juifs, dont les biens transitaient par le Jeu de Paume avant d’être envoyés en Allemagne. Elle a pris des risques insensés en écoutant les conversations (elle faisait semblant de ne pas comprendre l’allemand), en déchiffrant les étiquettes des caisses et les bordereaux d’expédition, et en récupérant les papiers jetés dans les poubelles... Si les nazis l’avaient surprise, elle aurait pu être fusillée ou déportée.
Toutes les informations collectées par Rose Valland pendant l’Occupation ont rempli d’importants dossiers qu’elle a confiés (après beaucoup d’hésitations) à James Rorimer, un Monuments Man américain qui avait réussi à gagner sa confiance. Mais Rose se méfiait, à juste titre, des lenteurs administratives et d’inconnus qui n’avaient pas une connaissance profonde de ces dossiers, contrairement à elle. Alors, elle a tenu à sortir des bureaux de la CRA (Commission de Récupération Artistique) pour se rendre en personne sur le terrain. Elle a ainsi rejoint l’armée française en Allemagne, dès mai 1945, sous le titre d’officier Beaux-Arts, pour pister les œuvres volées, les retrouver, les mettre en sécurité et organiser leur rapatriement en France. Elle a tant pris sa mission à cœur qu’elle a récupéré non seulement des œuvres d’art, mais du mobilier, des instruments de musique, et même des canons et des lions en marbre a priori intransportables !
- Pourquoi pensez-vous que l'histoire de Rose Valland et son travail pour sauver des œuvres d'art spoliées par les nazis n'ait pas été plus largement connue jusqu'à présent ?
La très grande discrétion de Rose Valland a contribué à ce qu’elle tombe dans l’oubli après sa mort, en 1980. Après la guerre, beaucoup d’hommes ont fait valoir leurs faits d’armes pour être récompensés, ou pour briguer des postes importants. Rose n’a jamais voulu briller ni se mettre en avant. Déjà, parce que sa mission n’était pas terminée : elle l’a poursuivie jusqu’à sa mort, en 1980, un long combat qu’elle a mené seule, sans témoins directs pour rapporter son inestimable travail en faveur des victimes du nazisme et de leurs descendants. Dans les années 50, et plus encore dans les années 60, l’heure était à l’oubli des heures sombres du nazisme ; sa hiérarchie ne la soutenait plus, on lui faisait comprendre qu’il fallait passer à autre chose. Elle a refusé, et presque personne ne l’a suivie. Enfin, bien sûr, c’était une femme, et on oubliait de rappeler le courage des femmes pendant la guerre et bien après… Dans les années 2000, tout a changé : des historiens et historiennes de l’art l’ont fait sortir de l’oubli ; des publications sont sorties, une plaque commémorative a été posée au Jeu de Paume, on a donné son nom à des rues, à des établissements scolaires. L’association La Mémoire de Rose Valland, créée en 1997 et dirigée avec passion par Jacqueline Barthalay, continue d’accomplir un immense travail de médiation pour faire connaître Rose Valland.
- En quoi le récit de Rose Valland est-il pertinent ou inspirant pour les lecteurs d'aujourd'hui ?
L’histoire de Rose Valland prouve qu’en étant humble, discret, guidé par sa passion, sa conviction et sa droiture morale, on peut accomplir des actes héroïques, justes et nobles. Rose Valland était extrêmement discrète. Par son apparence, déjà : austère, passe-partout, silencieuse, elle n’attirait pas l’attention. Elle cachait sa colère et son impuissance devant les arrivées d’œuvres d’art spoliées, devant les œuvres modernes qu’on jetait au bûcher… Pour autant, elle n’a jamais perdu son sang-froid : elle restait courtoise vis-à-vis de l’occupant nazi, car il fallait absolument qu’elle puisse poursuivre sa mission. Quand elle était interrogée pour des soupçons (infondés) de sabotage de la part de son équipe française, elle gardait son calme en niant les faits reprochés. Elle a été mise à pied à quatre reprises, pour des prétextes futiles, mais profitait d’un changement de garde pour reprendre son poste. Au final, grâce à son courage et à sa présence permanente, en apparence inoffensive, elle a réussi à tromper la vigilance des nazis : c’est un exemple type de résistance civile, de grandeur dans l’ombre.
- Pouvez-vous nous parler du processus d'écriture de ce livre et des défis particuliers que vous avez rencontrés en racontant l'histoire de Rose Valland ?
Tout d’abord il a fallu obtenir l’accord et gagner la confiance de la petite-cousine de Rose Valland, Christine Vernay, et de l’association La Mémoire de Rose Valland, qui préserve son héritage moral. J’ai bénéficié de l’importante documentation fournie par Emmanuelle Polack, historienne de l’art spécialiste de Rose Valland et des spoliations, qui a signé la postface de mon livre. J’ai consulté des archives personnelles déposées au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, à Grenoble. J’ai bien sûr lu tous les livres consacrés à mon sujet, j’ai voyagé sur ses traces en Bavière, et en Angleterre pour rencontrer les neveux de sa compagne Joyce Heer. Puis je me suis plongée dans les nombreux cartons conservés par les Archives nationales et les Archives diplomatiques. Avant de risquer de me noyer dans la documentation, j’ai extrait un récit de mon énorme masse de notes. La principale difficulté était la rareté de documents privés, qui m’auraient permis de mieux cerner sa personnalité, et l’absence totale d’images filmées d’elle. Mais j’ai compris que ces manques faisaient aussi partie de son histoire…
- À votre avis, quel est l'héritage le plus important laissé par Rose Valland dans le domaine de l'art et de la préservation du patrimoine culturel ?
La mission de Rose Valland se poursuit notamment avec la base de données qui porte son nom au ministère de la Culture : 2000 œuvres spoliées, conservées dans les musées nationaux sous le sigle MNR (Musées Nationaux Récupération), y sont répertoriées pour permettre à leurs ayant-droit de les retrouver. Des chercheurs de provenance sont chargés de retrouver l’origine de certaines œuvres en listant leurs différents propriétaires entre 1933 et 1945. Il faudra encore de nombreuses années pour que les œuvres orphelines retrouvent leurs propriétaires légitimes, mais ces procédures font dorénavant l’objet d’un immense travail de la part des experts, dans une optique commune de vérité et de justice.
- Comment espérez-vous que ce livre contribue à faire connaître davantage l'histoire et l'héritage de Rose Valland ? Y a-t-il des leçons contemporaines que les lecteurs peuvent tirer de l'histoire de Rose Valland et de son travail pendant la guerre ?
Mon livre se veut grand public, pour toucher un public de non-spécialistes intéressé par cet aspect particulier de la Seconde Guerre mondiale, qui a contribué à la politique d’extermination des Juifs par les nazis, mais aussi par l’esprit de résistance, par la transformation progressive d’une grande fille toute simple en infatigable justicière… Comme je le disais précédemment, le destin de Rose Valland montre qu’on n’a pas besoin d’avoir la carrure d’un super-héros pour accomplir de grandes choses, et qu’il existe mille façons de combattre toute forme de totalitarisme. Dans l’époque troublée que nous vivons actuellement, l’exemple de Rose Valland est plus que jamais inspirant. Il offre une leçon de courage, de ténacité à la portée de (presque) tous, au service de valeurs nobles et universelles.
Sarah | Fashion & Lifestyle Journalist | Cultural Observer "Wanderlust Chronicle : Anthropologie of... En savoir plus sur cet auteur La Journée internationale des personnes handicapées a eu lieu hier. Cette journée est destinée à sensibiliser le public aux problèmes que rencontrent les personnes en situation de handicap et à promouvoir leur inclusion dans tous les domaines de la...