Dans un monde où la quête du bonheur peut devenir une injonction, le philosophe Alexandre Jollien nous offre une perspective rafraîchissante, privilégiant la joie et l’acceptation du monde tel qu’il est. À travers son expérience personnelle et sa réflexion spirituelle, il nous guide vers une compréhension plus profonde de l’harmonie intérieure.
L’Éventail – Comment définiriez-vous le bonheur ?
Alexandre Jollien – Je me méfie un peu de la notion du bonheur qui, aujourd’hui, tend à devenir une injonction qui jette pas mal de monde sur le bas-côté et qui culpabilise ceux qui n’y arrivent pas. Je préfère parler de joie, d’adhésion au monde. Tordons le cou aux préjugés qui associent le bonheur à la possession. Il s’agit d’un état, d’une activité de l’âme et du cœur, une sorte de béatitude intérieure qui, très humblement, s’incarne dans un mode de vie. Le grand défi, c’est rejoindre, comme diraient les bouddhistes, la nature de Bouddha. Au fond, il n’y a rien à ajouter en soi. Nous sommes déjà équipés de tout ce qu’il faut pour être heureux. En un mot, se libérer et laisser circuler la vie.
– Vous parlez souvent de la spiritualité comme d’un chemin vers le bonheur. Pouvez-vous expliquer en quoi la spiritualité influence votre perception du bonheur ?
– Le bonheur est avant tout un exercice, une activité de l’être. Rien ne le contrarie plus que l’immobilité, le statique. Comme la vie, il est mouvant, il évolue. À chaque étape, nous sommes appelés à pratiquer les exercices spirituels. Les philosophes antiques se percevaient comme des “progressants”. Chaque jour, ils devaient déraciner de leur âme tout ce qui appesantit, plombe, afin d’évoluer vers une vie vertueuse. À chaque instant, comme dit le zen, nous mourons et nous renaissons. L’important est de composer avec les forces du jour, ne plus être ligoté à des objectifs et s’ouvrir à une vie sans pourquoi. Si nous limitons le bonheur à un état précis et matériel, nul doute que nous allons passer à côté de l’essentiel.
– Quelles pratiques quotidiennes recommanderiez-vous pour cultiver le bonheur et la pleine conscience dans nos vies trépidantes ?
– Dans ma petite pharmacopée personnelle, j’ai quelques ingrédients, quelques potions aptes à me mettre en joie. D’abord, le matin, avec Nietzsche. Dans Humain, trop humain, le philosophe nous conseille de nous lever en ayant à l’esprit et dans le cœur le désir de faire plaisir à quelqu’un ce jour-là. Geste éminemment concret qui nous arrache au narcissisme pour nous inciter à nous donner aux autres, au monde. La pratique du zen et la méditation ne sont pas des baguettes magiques qui nous changeraient illico, mais plutôt un art qui nous invite à descendre au fond du fond, comme dirait maître Eckhart, pour trouver une joie qui nous précède. Ce déménagement intérieur permet de regarder, sans les juger, les émotions, les passions qui nous traversent. Fabuleux outil ! Un ingrédient majeur, c’est aussi le lien à l’autre. Un lien désintéressé, gratuit, donné. En allant au lit, j’ai souvent en tête les mots de Sénèque qui proposait que l’on se demande, à cette occasion, quels progrès nous avons accomplis dans la journée. Très concrètement, dans une société au rythme trépidant, on peut aussi, à tout moment, faire des retraites intérieures. Apprenons à ralentir : à une caisse de supermarché, en attendant le train… Retourner au fond du fond, où nous avons, comme dit Jacques Castermane, infiniment le temps. Voir qu’il y a un immense gouffre entre ce après quoi nous courons et ce que nous désirons réellement. Au fond, l’art de la joie et du bonheur est infiniment plus concret que nous ne le croyons, et les philosophes l’ont bien perçu quand ils nous invitent à adopter un art de vivre, à pratiquer.
– Si vous aviez un message à partager avec ceux qui cherchent le bonheur mais qui se sentent perdus ou découragés, quel serait-il ?
– Lorsque je suis dans la panade, lorsque le désespoir me guette, je me dis souvent qu’il s’agit de mettre la main à la pâte, car rien ne plombe plus que l’immobilisme, la résignation, le fatalisme. Au fond, j’essaie toujours d’inscrire ma vie dans une dynamique et de m’interroger. Quel progrès puis-je accomplir aujourd’hui ? Jusqu’à la fin de la vie, même un mourant peut progresser. Il ne faut jamais, non plus, hésiter à demander de l’aide. De même que dans l’aviation il y a des protocoles en cas de pépins, je me suis aussi fait un protocole en cas de crash existentiel. Quel acte poserais-je si j’en venais à envisager le pire ? À qui téléphonerais-je ? L’important, c’est de viser la grande santé. Nietzsche, dans Le Gai Savoir, nous invite à bien faire la différence entre la bonne santé – être sans handicap, sans maladie, sans traumatisme – et la grande santé qui consiste à intégrer, à faire feu de tout bois, à composer avec tout ce qui nous constitue. Ça m’a changé la vie. Avant, je voulais guérir, liquider tout ce qui n’allait pas bien me lançant ainsi dans de vains combats. Aujourd’hui, plus humblement, j’essaie de trouver la joie au cœur du chaos. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Nietzsche dans la préface du Zarathoustra : “Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse”.
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