La photographie parce qu'elle a avoir avec le temps révolu et retenu est peut-être le médium par excellence pour exprimer la délicatesse et la résilience
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Mina Loy, une délicatesse farouche. Une audacieuse !
Mina Loy est née à Londres en 1882, à l'étroit entre un père effacé, doux et une mère hostile, acrimonieuse, puritaine et soucieuse de paraitre socialement d'un autre rang. Elle ne voit en sa fille " qu'une fille perdue ", " une putain " ou " une vicieuse petite salope ".
Protégée par son père, elle n'eut très tôt pour seul désir que de se soustraire de son milieu, celui de la bourgeoisie de l'ère victorienne.
Contre l'avis de sa mère et l'appui de son père elle s'échappe pour suivre des études d'art à St John's Wood Art School, puis la Royal Academy of Arts, l'Académie des beaux-arts de Munich et enfin l'Académie Colarossi à Paris.
Dans la capitale française elle rencontre Hugh Oscar William Haweis, dit Stephen Haweis, membre d'une famille de prêtres anglicans reconnus.
En 1903, à l'âge de 21 ans, pour se dérober aux projets de sa mère elle épouse Stephen Haweis en la mairie du 14° arrondissement.
" Mieux valait l'horreur physique de Stephen que l'horreur de ma famille ".
Très rapidement le couple se désunit sans parvenir au divorce que son mari rejette par simple intérêt. Mina reçoit de son père une rentre confortable.
S'ensuit une vie de bohème plus ou moins oisive à Paris, puis Florence où Mina Loy, qui s'adonne à la peinture et la poésie, fraye avec les grands mouvements modernistes du début du 20° siècle, notamment le futurisme. Elle aura été l'amante de Marinetti et Papini, dont le machisme et les engagements politiques la feront fuir.
En 1914, alors que le mouvement féministe des suffragettes connait son plein essor. Mina Loy le considère comme trop modéré, elle écrit alors un manifeste féministe virulent : The Feminist Manifesto.
En 1916 elle s'installe à New York et y mène une carrière de peintre et poétesse, elle expose à la galerie Stieglitz et bénéficie du soutien non seulement d'Alfred Stieglitz mais également de Peggy Guggenheim. Elle fréquente alors Marcel Duchamp (dont elle sera la confidente et l'amie, fait exceptionnel chez Duchamp le misogyne), Picabia, Erza Pound, Joyce, Colette, Brancusi, Sigmund Freud, Henri-Pierre Roché, Gertrude Stein, Tzara, Man Ray, Varèse, Djuna Barnes et bien d'autres.
En 1917, elle obtient enfin le divorce. La même année elle rencontre Artur Cravan (de son nom réel Fabian Avenarius Lloyd), poète et boxeur, neveu d'Oscar Wilde, fondateur de la revue littéraire parisienne Maintenant. Ils se marieront en 1918. Après la disparition mystérieuse, la même année, de son grand amour, elle se retire progressivement de la vie publique, en ne cessant pas durant quelques années de rechercher la trace de Cravan.
Elle s'éteint dans le Colorado à Aspen en 1966.
"Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent."
- Arthur Rimbaud. Chanson de la plus haute tour.
" La vie est une enquête vagabonde " - Mina Loy.
" Pour son bonheur la femme doit conserver la fragilité trompeuse de l'apparence, combinée à une volonté indomptable, un courage irréductible, et une santé abondante née de nerfs solides. " - Mina Loy.
La délicatesse de Mina Loy (Elle raccourcit son nom complet Mina Gertrude Lowy en 1903) s'exprime dans les quelques photos que l'on connaît d'elle.
Des pommettes saillantes d'italienne, des yeux marrons dorés légèrement saillants, un sourire de madone, des lèvres comme des baisers, des narines ourlées et un nez à l'arête droite arrondi à son extrémité, discrètement effronté. Les paupières sont souvent mi-closes ou baissées, la tête légèrement inclinée. Elle donne l'image d'un équilibre subtil, précaire entre retenue attentive et détermination inflexible.
A partir de ses 21 ans elle adopte une coiffure désordonnée en chignon. Parce qu'elle se savait séduisante et belle, qu'elle ne voulait plus succomber au rôle préétabli qu'on attendait d'une " beauté " : fragile et discrète, sans impertinence ou, au contraire, séductrice perfide.
Très photogénique et consciente de son pouvoir en tant que femme, c'est à dire un être minoré depuis des siècles, aux contournements obligés, elle s'évertuera à sortir du moule à travers une certaine excentricité vestimentaire très années folles, le corps libéré des corsets et autres atours oppressants au propre comme au figuré. Elle se tient à la lisière, là en tous cas où on ne l'attend pas : ni épouse, ni mère, ni femme fatale, hors des normes et libre.
Echapper à l'emprise de sa mère aigrie, du milieu "victorien", d'un mari " appropriateur " et profiteur, des genres et catégories, ce fut sa ligne continue.
Plus émotive que sentimentale, d'une intelligence sensible attentive aux détails et aux dérivations plus qu'aux concepts et catégories normatives, Mina Loy se rebella constamment, avec réserve, dans la dérision discrète plutôt que l'esclandre.
Par bien des points elle fait penser à Lou Andreas-Salomé (1861-1937) de 20 ans son ainée. Une ligne sinueuse mais obstinée pour ne plus, pour ne pas succomber aux carcans du patriarcat.
C'est une sensible cérébrale, a l'ironie douce ou mordante, une cérébrale émotive se méfiant des grands sentiments, des grands moments, des exaltations passagères de circonstances ou feintes, des " romantismes " surjoués propices aux pires justifications.
Le mépris de classe, hargneux et violent de sa mère, si apparemment respectable et son désamour, lui ont appris à se méfier des assertions idéologiques ou affectives, des concepts eux-mêmes, des postures sociales et morales.
" Je ne sais écrire que sur la vie et la vie, à la fin des fins, est une question de sexe. " - Mina Loy.
Sa délicatesse est méandres et lisières, sa beauté physique exprime cette fluidité, insaisissable, elle fuit les évidences et certitudes hâtives. Elle craint l'ennui par-dessus tout, qui la gagne rapidement. Elle sourit donc aux rencontres, découvertes et à la présence des choses et des êtres.
Sa poésie, tout en méandres, ellipses et hiatus éloquents, très charnelle, exprime parfaitement cette manière de résilience sous forme de fulgurances et esquives.
Sa photogénie délicate exprime cette douceur et cette force. Pourtant, là, aucun photographe de talent pour saisir la force discrète de Mina Loy, farouchement libre et radieuse, affirmative, elle offre naturellement et immédiatement sa présence.
Une des photographies d'elle prise par un photographe de renom, à savoir Man Ray, est une des moins révélatrices de la singularité de Mina Loy. L'idée domine le portrait. Man Ray, ne retient que les boucles d'oreilles excentriques de Mina Loy. Celle-ci se prête au jeu volontiers. Le portait est celui d'une icône, celle du dadaïsme, un collage à la collision surréaliste. Mouvement dont Mina Loy se tint toujours à distance.
Mina Loy mena sa vie en fuyant toute forme d'obédience. Sa beauté, fascinante, elle la domestiqua. Très séduisante elle se refusait au rôle de séductrice, celui qui revient à se soumettre aux regards masculins, sociaux, féminins dans la conquête de l'attention, pour obtenir en retour l'allégeance ambiguë et précaire des hommes et leurs satellites.
Il y a des cas où la délicatesse émerge de la seule photogénie du modèle. Les quelques photographies de Mina Eloy que l'on connaisse en sont la preuve. C'est la grâce singulière de Mina Loy qui est au travail, non le talent du photographe.
" Je suis absorbée au plus aigu par l'était-est-et-pour-toujours-sera. " - Mina Loy.
Edith Morris, une délicatesse tellurienne
Autre exemple paradoxal de la délicatesse en photographie : Edith Morris, l'égérie et femme d'Emmet Gowin.
La délicatesse d'Edith est de jouer le jeu de la déité agreste. Elle est forte, puissante comme surgie de la terre, comme les dieux apparaissaient aux héros grecs, personnellement, comme Athena se révèle fugacement à Ulysse et pour lui exclusivement. Emmet est un Actéon chanceux et accepté de la déesse. Il lui rend hommage, elle se prête à cette reconnaissance, accepte l'offrande. Adoube son héros.
Etonnante complicité entre Emmet Gowin et sa femme Edith Morris. Leur entente est évidente. C'est une œuvre à deux. Edith ne pose pas, elle offre sa présence, Emmet la reçoit telle une prière.
Il y a néanmoins une équivoque. Edith parait dans les clichés d'Emmet hiératique, recueillie, surplombante, parfois c'est une déesse de la Terre, des puissances de la vie. Or Edith est au quotidien, volubile, de petite taille, riante et très dynamique. Emmet reconnait ne pas en avoir fait un portrait exact. Il lui a plutôt adressé une prière d'admiration, d'amour, de fierté, comme un disciple à sa divinité. Elle a reçu avec grâce et reconnaissance cette prière, telle une déesse des sources de la vie.
C'est une attitude typiquement romantique américaine dont Sally Mann, amie d'Emmet Gowin et voisine, à faite le centre de son travail.
Chez Edith érigée - avec une entière complicité (certains sont signés des deux noms) - en déesse chthonienne bienveillante la délicatesse est comme l'association de la force ductile et de la douceur protectrice.
Une délicatesse muette à la force envoutante, voilà ce qu'est Edith le modèle et la complice d'Emmet.
Mélancolie et délicatesse chez Sally Mann
Sally Mann avec ses prises de vue à la chambre grand format ne fait pas d'instantané. Elle reproduit, des scènes "déjà vues" - la plupart du temps familiales - et l'émotion qui les enveloppe.
Elle fait répéter à ses enfants, son mari et tout son entourage le souvenir rétinien et sensible d'un moment qu'elle veut retenir, reproduire, rappeler, en retrouvant une même spontanéité apparente. Elle veut arrêter le temps.
Quant à la facture pictorialiste, il s'agit davantage d'un passéisme, d'une nostalgie de la photographie imparfaite, hasardeuse, portant les traces de la matière, de la chimie et de la lumière, que d'un parti pris esthétique confinant à l'affèterie. Cette technique lente, qui appartient au passé, est bien au sens strict passéiste. Elle souligne l'empreinte du temps. Elle donne une texture aux images. Elle se soumet aux accidents du développement plus ou moins hasardeux du collodion humide
Qu'il s'agisse des scènes familiales ou des fantômes de l'Amérique sudiste et ségrégationniste, tout le travail de Sally Mann est nourri du romantisme américain, notamment du transcendantalisme d'Emerson.
Il s'agit de la délicatesse de la vie, c'est à dire sa fragilité et sa résilience.
La délicatesse picturale
La délicatesse plastique, picturale, n'est pas celle du modèle qui a posé. Elle appartient à la logique interne de la toile. Même dans la démarche illusionniste ou naturaliste le problème du peintre relève presque exclusivement de la lente élaboration de la surface picturale et de sa composition. Le sujet, le motif, peuvent être empreints de délicatesse, il peut-être comme dans le cas d'une Madonne l'objet-sujet de la représentation picturale. La délicatesse est figurée voire exprimée si l'on sort de l'art figuratif. La délicatesse à aucun moment ne s'échappe du cadre de la toile.
Si une " bonne photo ", celle qui comme en peinture a atteint une forme d'équilibre, peut bien relever de l'effet Rayon Vert (cf le film d'Éric Rohmer. Phénomène extrêmement éphémère et rare apparaissant au lever ou coucher du soleil), et que la délicatesse en photographie dépend presque toujours de cet effet, à savoir le moment d'effacements du modèle et du photographe, dans un instant qui n'est précisément pas celui décrit par Henri Cartier-Bresson.
Rien de décisif ici ! Pas de saisie du sujet par le photographe qui prélève un instant. La délicatesse de la photographie, où force et douceur semblent sourdent relève de la fluidité dans le paradoxe d'un temps arrêté. Pourtant on le sent encore s'écouler !
La peinture, qui est à l'opposé de la photographie, n'a pas de référent, travail de l'imagination elle se compose dans la durée et la retouche, la réflexion au sens propre comme figuré.
Pourtant on peut expérimenter une certaine fluidité face à un tableau, qu'il soit un Rothko ou un Filippo Lippi.
La délicatesse, par exemple, est omniprésente dans la peinture de la Renaissance, mais avec comme dans ce tableau de Lippi tout le travail savant du peintre, c'est à dire l'échange de regard vers le spectateur extérieur au tableau, les plans de perspectives qui sont comme autant de cadres se répondant, des effets de miroir jusqu'à la Veduta, qui n'offre pas le spectacle de la nature, mais un tableau paysager d'une scène de théâtre. S'il y a un Rayon Vert il est dans le présent, celui du regardeur face à la représentation picturale.
Le Rayon Vert de la photographie dépend inéluctablement d'un réfèrent, un sujet et une scène avec modèle dans la plupart des cas. Mais la relation à ce " réel " est également de l'ordre de ce qui a été présent, qui ne l'est plus tout en état bien présent " à mes yeux ", faisant dans certains cas " punctum ".
" La rigidité et la dureté sont les compagnons de la mort. La douceur et la délicatesse sont les compagnons de la vie. " - Lao-Tseu
Délicatesses
Gerda Taro... Une femme à l'apparence fragile, pourtant d'une grande force, ambitieuse et astucieuse. Elle fut totalement éclipsée par Robert Capra, ce pseudonyme à deux têtes. Au point, que longtemps, on ne sut pas distinguer les clichés de l'un ou l'autre.
Lou Andreas-Salomé le grand amour "toxique" de Paul Rée et Friedrich Nietzsche. Une jeune aristocrate russe de 20 ans rebelle et refusant de se plier au patriarcat étouffant de la fin du 19° siècle et tout début du 20° siècle. Ni épouse, ni recluse, ni assujettie aux désirs des hommes, ce fut le credo de Lou Andreas-Salomé dès le plus jeune âge.
Elle voulut vivre une union spirituelle avec deux hommes âgés de plus de 20 ans qu'elle. Se livrant, en toute conscience, avec l'enthousiasme, l'ambivalence, l'égoïsme vital et la frivolité joyeuse d'une très jeune femme, à une passion platonique avec deux intellectuels attelés - comme sur cette fameuse photographie - à leurs sentiments et la séduction déculpabilisée de Lou Andreas-Salomé.
Nietzsche vivra les affres d'un amour contrarié et sublimé par la réflexion philosophique, en succombant néanmoins à d'innombrables contradictions bien ordinaires et un déni persistant de celles-ci.
Paul Rée resta en "compagnie" de Lou durant plusieurs années, déchiré par la jalousie et ses désirs inassouvis, son souhait d'un mariage en bonne et due forme inaccompli, il finit par s'en éloigner en 1885 alors que celle-ci lui annonce ses fiançailles avec Friedrich Carl Andreas. Il se dédia alors à une carrière de médecin totalement désintéressé jusqu'à sa mort en 1901 dont one se sait si elle fut accidentelle ou volontaire.
La photographie parce qu'elle a avoir avec le temps révolu et retenu, présent dans le regard de celui qui découvre l'image, qui croit voir exister ou sentir la présence de ce qui n'est définitivement plus, sa forme paradoxale et illusoire d'immanence est peut-être le médium par excellence pour exprimer la délicatesse et la résilience.
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Avec la mise en page d'origine reproduite