En compétition à la Berlinale et en sortie le 28 février 2023 dans les salles françaises, le nouveau film très attendu du cinéaste césarisé, dix ans après Timbuktu, ne déçoit pas. Il est d’une impressionnante beauté et d’une remarquable finesse de propos.
Dès la première image, à la fois la gravité et l’humour de Sissako : un couple attend que soit célébré leur mariage et chacun a un mini-ventilateur portatif pour conjurer la chaleur ! Car ce film est question de regard : il y avait déjà des ventilateurs dans Bamako, ce film superbement lunaire où les femmes sont, tout comme ici, les principaux moteurs, où chaque image a, comme ici, sa beauté propre et ses strates de significations. Ces petits ventilateurs soulignent que lorsque la conscience est convoquée, un bol d’air est possible si l’on veut bien voir les choses en face. Et c’est ce que fait Aya, qui forge son regard au fur et à mesure de ses rencontres.
Malgré son importance en Afrique dès après la colonie, où elle a construit des hôpitaux, des ponts, des palais de la Culture, etc., la Chine ne fut que peu présente dans les cinémas d’Afrique. Au Fespaco 2023, un magnifique ovni cinématographique, Our Lady of the Chinese Shop de l’Angolais Ery Claver, métaphore des questions de pouvoir à Luanda, est entièrement commenté en chinois. Déjà, en 1998, Joseph Kumbela avait tourné à Pékin L’Etranger venu d’Afrique, un truculent court métrage sur une relation entre une Chinoise et un étudiant africain. Et, sur les traces de Afrique, l’ambition chinoise sur le cas de la Zambie en 2010, nombre de documentaires récents ont exploré les échanges commerciaux entre la Chine et le continent (Na China de Marie Voignier) ou l’installation d’entrepreneurs chinois en Afrique (Days of colonialism de Teboho Edkins, Buddha in Africa de Nicole Schafer, Nourritures amères (Eat bitter) de Pascale Apora-Gnekindy). Mais aucun Africain n’avait jusqu’ici osé tourner une fiction long métrage en Chine. Sans doute parce que les clichés fortement ancrés et la mauvaise image de la Chine dans notre forteresse occidentale rendent l’exercice périlleux. Qu’Abderrahmane Sissako, dont la dernière fiction, Timbuktu, date de 2014, se lance dans l’aventure est à la fois impressionnant et captivant.
Aya nous regarde, face caméra. Nous l’accompagnerons pratiquement tout le film, notamment dans la cave du magasin de thé où Cai (le Taïwanais Hang Chang, impressionnant de douce présence) l’initie à l’art de le sentir, le goûter et le servir. Goûter le thé implique aussi l’affect : au-delà d’une histoire d’amour qui ne sera qu’effleurée, c’est cette sensibilité que cherche à transmettre Black Tea (surnom amicalement donné à Aya par Wei, également employée de la boutique de thé), car la relation interculturelle demande cette subtilité : accueil, hospitalité, générosité.
La relation entre Aya et Cai est à l’image de cette position. Aya épouse la gestuelle enseignée par Cai autant qu’elle en intègre la puissance symbolique. Dans ce qu’il nous est donné d’en voir, leur rapport est sensuel avant d’être sexuel. Si dans sa mélancolie, le film ne tombe pas dans la guimauve, c’est que les relations ne sont ainsi qu’évoquées par ce type de détails que sait remarquablement manier Sissako, à partir d’objets ou de silences, d’intonations ou de regards, mais aussi de savoureuses anecdotes. Que le non-dit domine parce qu’on ne sait comment s’exprimer ou que des dialogues trouvent leur profondeur, cette élégance d’écriture, de mise en scène et de caméra s’impose, renforcée par de lents recadrages dans le plan fixe ou des images qui parfois ressemblent à des estampes. Lumières et couleurs magnifient les corps et les visages, toujours en dignité. La formulation volontairement apaisée de la langue chinoise laisse le temps non seulement de lire les sous-titres mais d’en apprécier la teneur, soutenant l’exercice de traduction culturelle que constitue en soi le film. Sa musicalité fait écho aux délicates mélodies sobrement agencées d’Armand Amar et la voix de Fatoumata Diawara (qui chante Feeling good en bambara), le tout conférant à l’ensemble un certain classicisme que tempèrent la complexité des relations, l’entrelacs des récits et l’importance égale allouée aux personnages secondaires, à commencer par les femmes qui entourent Aya et se confient à elle autant qu’elles l’écoutent, car accueillir est aussi recueillir ce qu’apporte l’Autre.
Ce partage est une harmonie et ne supporte pas la plainte : « Si tu n’es pas heureuse, il faut rentrer au pays », lance Aya énervée à une amie au salon de coiffure africain. Cela ne veut pas dire de tout accepter benoîtement : le temps d’une respiration, des plans de la jeunesse embrigadée rappellent la réalité d’une société totalitaire. Et l’on entend dans une réunion de famille chinoise le grand-père parler des « serpents vicieux » africains, vite contrecarré par le jeune Li-Beng qui se dresse du haut de ses 20 ans contre ces exclusions et même contre le nouvel empire colonisateur des routes de la soie. Ou bien celui-ci montrer à son père des images des tensions au quartier de Guangzhou surnommé Little Africa, que certains racistes appellent Chocolate City (appellation reprise ironiquement par les personnages du film).
[1] Je pense particulièrement à la sensualité que suggère le coin de dune évocateur qui constitue la dernière image d’Heremakono, appel à la sensibilité, ou bien à l’inverse dans Timbuktu la salve de mitraillette pour couper des plantes pareillement évocatrices, également sur une dune.
[2] Expression de Georges Didi-Huberman dans son analyse du cinéma de Pasolini dans Peuples exposés, peuples figurants – L’œil de l’Histoire, 4, Ed. de Minuit, 2012, p. 229.
L’article Black Tea, d’Abderrahmane Sissako est apparu en premier sur Africultures.