« Les bons crus font les bonnes cuites. »

Par Afust

 

Nous sommes désormais entrés dans l’ère du "sans".
Car l'argument de vente d'un produit, quel qu'il soit, n'est plus ce qu'il contient mais ce qu'il ne contient pas.
Ou plus.
Le vin ne fait pas exception à cette règle : nous connaissions le "sans soufre ajouté", voici venir le "sans alcool".
Nous commençons en effet à beaucoup entendre parler de vins désalcoolisés, voire de vins sans alcool.
Essayons d'être précis, car il ne s'agit pas nécessairement de la même chose. Nous pouvons en effet avoir affaire à :
- des vins qui contiennent toujours de l'alcool, mais dont le degré alcoolique initial a été réduit,
- des vins donc le degré d'alcool a été ramené à 0.
Il s’agit bien de vins, au moins initialement, et :
- ni de jus de raisin (puisqu’il y a eu fermentation alcoolique),
- ni de vins issus de raisins cueillis à un niveau de maturité peu avancé (puisque l’alcool formé a été réduit, voire éliminé),
- ni même de vins fermentés dans des conditions permettant d'en réduire le degré alcoolique potentiel (par exemple avec Lachancea thermotolerans, une levure parfaitement naturelle qui consomme une partie des sucres pour en faire de l'acide lactique : ces sucres ne devenant pas de l'alcool, le degré alcoolique sera inférieur à ce qu'il aurait pu être).
Non : ici il s'agit bien de vins qui ont été vinifiés puis qui, une fois finis, ont été désalcoolisés.
Totalement ou partiellement.
On s'en doute : fatalement, le truc est réglementé.
Dès 2009 un règlement européen aujourd'hui abrogé permettait la désalcoolisation partielle des vins.
Aujourd'hui, que dit le règlement européen 2021/2117 ?
- un Vin désalcoolisé” a un titre alcoométrique (TAV) inférieur à 0,5 %,
- un “Vin partiellement désalcoolisé” a un TAV qui a été réduit, mais qui demeure supérieur à 0,5 %.
En outre il faut distinguer le cas des VSIG (Vins Sans Indication Géographique) de celui des IGP (Indication Géographique Protégée). Car :
-si les VSIG peuvent aussi bien être des vins désalcoolisés que des vins partiellement désalcoolisés,
- en revanche les IGP ne peuvent être que des vins partiellement désalcoolisés » (sous réserve que cette intervention soit prévue dans leur cahier des charges).
Forcément, les pratiques œnologiques autorisées sur les vins AVANT désalcoolisation doivent être respectées, puisqu’il s’agit D’ABORD d’élaborer un vin.
Restera à se poser la question des pratiques (éventuellement) oenologiques APRES désalcoolisation.
Il serait d’ailleurs certainement souhaitable de s’intéresser à la qualité de la vendange de façon à rentrer des raisins permettant d’obtenir un vin se prêtant le mieux possible à l’exercice …
C'est un autre sujet que je n'aborderai donc pas ici.
Mais comment élaborer un vin désalcoolisé de qualité (quoique, comme toujours, « de qualité » puisse bien vouloir dire !) qui reste un vin, ne serait-ce que du point de vue des règles qui prévalent à son élaboration ?
Cet aspect réglementaire est un des points de différenciation entre les vins désalcoolisés et les BABV (Boissons Alcoolisées à Base de Vin).
Concrètement, techniquement, de quoi s’agit-il ? à quelles techniques fait-on appel ?
Soit à l’osmose inverse, soit à la distillation ou l’évaporation sous vide partielle qui permettent d’ôter l’alcool de la boisson.
Dans le cas de l’évaporation sous vide, le vin est chauffé de façon à ce que l’alcool s’évapore.
Evaporer sous vide permet de réduire la température d’ébullition (40° contre 78° à pression ambiante).
Cette évaporation va se faire sous vide afin de pouvoir baisser la température d’« ébullition » de l’alcool à environ 40°C, alors que celui-ci s’évapore à 78°C à pression atmosphérique.

Mais on n’élimine pas que l’alcool, mais aussi des arômes.
Certains vont les réincorporer (il me semble qu’alors on peut se poser la question de la conformité de cette pratique au regard de l’esprit et la lettre des règlements viniques), quand d’autres vont aromatiser (les BABV).
Au-delà de la question aromatique, qui est importante, se pose aussi la question de la qualité en bouche du vin, qui est essentielle.
Prenons un vin rouge : son harmonie et son équilibre peuvent se représenter par un triangle, idéalement isocèle, dont les sommets seront l’acidité, les tanins et l’alcool.
Otez l’alcool et vous n’avez plus un triangle isocèle mais une droite.
C’est super plat, une droite.

A ce jour il existe diverses options pour tenter d’échapper à cette morne plaine : pour l'essentiel elles passent par l’ajout de sucres (Mout Concentré Rectifié), de gomme arabique, de tanins. L’intérêt de ces trois additifs est que l’on peut les trouver sous des formes conformes au CODEX œnologiques, donc permettant d’élaborer un vin.
Réglementairement parlant.

Une tout autre question, que j’avoue trouver délicieuse, est celle du consentement à payer.
Car force est de constater que, très régulièrement les produits « sans » sont plus onéreux que ceux « avec ».
Alors quid du consentement du consommateur à payer plus cher pour du « sans alcool » ?
C’est un peu tôt pour y répondre, mais divers articles de presse évoquent des vins désalcoolisés dont les prix varient de quelques euros à … plusieurs dizaines d’euros !
Il n'est pas sur que ces différences soient liées à des niveaux qualitatifs proportionnels au prix de vente.
D'ailleurs je ne connais pas d’étude montrant que des professionnels ou des amateurs avertis aient jamais préféré un vin désalcoolisé à un simple vin.
Quoiqu'une récente étude italienne, que l’on pourra découvrir en suivant ce lien qui mène à une conférence de Maria Tiziana Lisanti, montre que des vins à la teneur en alcool initialement relativement élevée (15.5%) ont été préférés après leur désalcoolisation partielle de l’ordre de 20%.
Il semble donc que le vin partiellement désalcoolisé puisse être intéressant, du point de vue sensoriel.
Sur ce sujet voir aussi la déjà longue expérience de la Famille Pugibet, au Domaine de la Colombette.
Mais qu’en est-il des vins « sans alcool » ?
Peuvent-il faire mieux qu’être de vagues ersatz, ou bien sont-ils déjà à même de séduire – voire tromper – les amateurs ?
La question n’est pas que rhétorique : gardons à l’esprit l’histoire de la bière sans alcool qui a commencé par ne pas être très convaincante et, en 2024, devrait représenter plus de 5% du marché mondial. C’est peu en pourcentage, mais très significatif en volumes brassés !
Prenons un cas concret, qui est à l'orgine de ce billet car deux de mes contacts ont récemment attiré mon attention sur un article du Figaro Vins, un client régulier de ce blog tant ses articles viniques sont régulièrement déso(pi)lants.
Ici il s’agit d’un article intitulé :

« Loges du PSG, tables d’étoilés et de chefs d’État... L’incroyable succès de cette cuvée bordelaise désalcoolisée ».
Si je me désintéresse totalement du PSG, même sous le prisme de ce qui se boit dans ses loges, et ne suis que très médiocrement concerné par les tables de chefs d’Etat, je me suis dit qu’une « cuvée bordelaise désalcoolisée » méritait peut-être le voyage au bout du lien hypertexte ?
Vers le "Prince Oscar" :

Dès l’entame de l'article on revient sur le PSG :
« Structurée avec l’expérience Château Angelus, premier grand cru classé de Saint Émilion, et équilibrée à l’aune d’un premier vin du cru Montagne Saint Émilion, la cuvée Prince Oscar a presque tout d’un grand vin de Bordeaux... Sauf qu’elle est désalcoolisée. Une surprenante aventure, qui commence en 2019 quand les propriétaires qataris du PSG proposent au Clos de Boüard de créer un vin sans alcool. En jeu : une commande de 35.000 bouteilles. »
Dans "Au Bonheur des Dames", Octave Mouret aurait pu le dire : « Le client est Roi ».
Enfin, là il est surtout Emir.
Et il veut du vin sans alcool.
Soit.
Je passe sur la suite qui n’a pas grand intérêt pour ce qui m’occupe ici, mais tout de même  :
« Fille, petite-fille et arrière-petite-fille de vignerons qui possèdent le Château Angelus depuis huit générations »
est une affirmation qui me semble un peu audacieuse, voire hasardeuse.
Car « huit génération » cela fait au bas mot 200 ans (voire un peu plus, à l’époque moderne) … et en 1824, force est de constater que le Château Angelus n’existant pas, personne ne pouvait le posséder (on pourra s’en convaincre en lisant ce billet qui s’intéressait à ce qu'était le classement de Saint Emilion … il y a deux siècles).

Quoiqu'il en soit de cette antériorité :
« le vin destiné à la cuvée des Princes est désalcoolisé et rééquilibré en Allemagne ».
On passera sur le bilan carbone de l’opération car ce ne semble pas être la préoccupation première quand on est dans les tribunes du PSG, pour s’intéresser au « rééquilibrage » après désalcoolisation. 

Ici, au vu de la contre étiquette du vin on a choisi l’option « sucres » : on nous annonce en effet une teneur 16 g de sucres par litre (on est donc bien au-delà de ce qui est admis pour un vin rouge, en France).
Ainsi que je l’indiquais plus haut, il existe d’autres méthodes, ainsi que Pauline Orban l'indique dans un récent papier pour Vitisphère.
En outre :
« «Il a fallu trouver une solution pour capturer les arômes du vin avant de retirer l’alcool qui est un exhausteur de goût, puis les rediffuser», explique Coralie de Boüard. À la manière d’une coquille d’œuf truffée, une résine alimentaire en est imbibée, puis infusée dans les bouteilles désalcoolisées sous vide avec une distillation à froid entre 32 et 34 degrés. »
C’est une usine à gaz (à arômes volatils, en fait), et je ne comprends pas comment ces procédés permettent de rester, légalement parlant, dans le registre du vin car rien de tel n’est prévu dans le règlement Européen 2022/68 qui prévaut lorsqu’on en vient aux pratiques œnologiques (peut-être existe-t’il des règlements spécifiques que je ne connais pas : j’avoue ne pas être un spécialiste de la question !).
Quoiqu’il en soit , commercialement parlant ça semble fonctionner puisque :
« Des 10.000 bouteilles produites en 2021 en plus de celles du PSG, les quantités ont été établies à 25.000 bouteilles en 2022 et 50.000 bouteilles en 2023. Elles abreuvent les tables des restaurants étoilés et des chefs d’État du monde entier, de la Thaïlande au Japon, en passant par des pays du centre de l’Afrique. »
Ca ne semble pas s’arrêter là puisque nous sommes en présence d’ :
« Une promesse du sans alcool qui séduit tant «les boucheries halal sur un critère de religion» que la «nouvelle génération qui consomme autrement» ».
Je ne fais pas partie de la nouvelle génération, et avoue ne jamais avoir acheté quoique ce soit – et surtout pas du vin (avec ou sans alcool) - dans une boucherie halal.
Mais, mon Dieu (qui n'est pas Bacchus), si cela doit permettre au vin de Bordeaux de trouver de nouveaux débouchés salvateurs : allons-y gaiement !

Bacchus. Epoque romaine.
(Collection personnelle)


En revanche sur ceci :
« Femmes enceintes et allaitantes, diabétiques, organisateurs d’événement qui souhaitent contrôler les débuts ou fins de soirées en réduisant les taux d’alcool... »
je serais plus réservé, car si l’alcool fait courir un risque d’hypoglycémie aux diabétiques insulinodépendants, je ne suis pas sur que les 16 g/l de sucres et les risques d’hyperglycémie qu’ils induisent soient une alternative totalement crédible.

Par ailleurs, avec ces sucres ajoutés (à plus forte raison sans alcool) : va se poser la question de la stabilité microbiologique.
Donc la nécessité de stabiliser soigneusement la boisson.
Alors : SO2 ? Flash Pasteurisation ? DiMéthylDiCarbonate ?
Sur ce coup-là, je mettrais bien une pièce sur la flashpasteurisation.
Mais le vin, dans tout çà ?
Je me suis procuré une bouteille (20€ chez le caviste, 25 sur le site du château) et j’ai donc pu y goûter.
Il va sans dire que n’étant pas une femme enceinte de la jeune génération qui fait ses courses dans les boucheries hallal avant d’aller en tribune du PSG : je ne suis pas le cœur de cible.
Ni même en périphérie de la cible.
Ce qui tombe bien car à la dégustation mon consentement à payer plus pour moins d’alcool n’a pas résisté au choc en bouche.
Je ne sais pas où on est, mais ce n’est ni du vin, ni du jus de raisin. Ni rien que je connaisse et apprécie.


Certes il y a une belle couleur de vin rouge jeune, mais une fois en bouche c’est acide, c’est amer, c’est plat, et çà part dans tous les sens sans équilibre ni harmonie.
Et au niveau du retour aromatique c’est loin d’être convaincant. Mais là il peut y avoir débat : certains – dont je fais partie – trouvent des phénols volatils, alors que d’autres ne les resentent pas. Je n’exclus pas de me tromper : le référentiel est clairement différent du vin, je suis donc hors de ma zone de calage.

J’ajoute que dans la même série il y avait quelques BABV (un rouge, un blanc, un rosé).
C’étaient des vins qui ont été désalcoolisés avant d’être aromatisés et sont de ce fait devenus des BABV. Au-delà de l’ajout d’arômes, ils ont aussi été complémentés en MCR.
Du point de vue aromatique c’était très expressif (sans doute un poil trop pour le blanc) puis, en bouche, les attaques étaient assez convaincantes.
Mais si le rosé tenait à peu près le choc (du moins jusqu’à la finale triste et aqueuse), le blanc et surtout le rouge s’effondraient et se délitaient assez vite (pour le buveur de vin - accessoirement œnologue - que je suis).
L’alcool c’est mal … mais c’est quand même essentiel lorsque l’on en vient au vin.
Tant pis si cela m’interdit de tribune du PSG.

Pour aller plus loin on ira jusqu'à Cenon, au Rocher de Palmer, pour asssiter à la matinée (qui dure une journée) de l'Association des Oenologues de Bordeaux.
Ce sera le 12 Mars prochain et il y sera question de l'avenir du vin ... dont le vin désalcoolisé fera peut-être partie.
Quoiqu'il en soit de la réalité de ce futur, François Davaux (IFV Sud - Ouest) abordera les "
Aspects technologiques et réglementaires sur la désalcoolisation des vins" puis, lors de la table ronde finale, il sera notamment question de :
-
"La gazéification des produits et la pasteurisation des vins désalcoolisés" (Gauthier Roy - Maison ROY)
et de :
- "La désalcoolisation et les nouveaux produits" (Pascal Mondin - Bordeaux Families, et Chloé Maixandeau - Cave de Berticot).
On peut se renseigner et s'inscrire en suivant ce lien.

« Les bons crus font les bonnes cuites. »
est, bien sur, l'oeuvre de Pierre Dac