Avec tes compas à dessiner la lune et tes foulées de sept lieues, qui sait où tu en serais aujourd'hui mon brave Usain sans le baron de
Coubertin ? Toi qui délaces tes baskets lorsque tes adversaires en sont encore à s'extraire de leurs starting-bloks, qui sait ce que l'on aurait fait de toi si le plus célèbre
moustachu de l'histoire sportive n'avait pas réussi en 1896 à tirer des flammes des braises tièdes de l'olympisme ?
À la fin du XIXe siècle, ta carcasse interminable et ta vélocité animale t'auraient ouvert en grand les portes d'une cabane de
foire. À l'époque, on ne faisait pas dans la finesse. Tu aurais été baptisé "L'échassier-guépard", on t'aurait inventé une enfance à dormir debout, gratifié d'une origine incertaine et
organisé des courses contre les meilleurs purs-sangs du comte Dugoinot de la Motte-qui-pèle. Le reste du temps, tu aurais attendu patiemment le chaland derrière le rideau de ta baraque foraine.
Entre la "femme à barbe", "l'homme-éléphant" et "l'enfant sauvage". Pauvres bougres formant la cohorte des Freaks sur le dos desquels des montreurs de phénomènes pouilleux entretenaient
leur crasse.
Tu aurais peut-être eu pour voisin d'infortune Michael "Le dauphin bipède" dans son bocal, dont la cage thoracique hypertrophiée et les bras
nageoires rendent superflus ses autres membres. Heureusement Pierre Frédy est passé par là. En deux siècles, le monstre qu'est devenu son joli bébé au berceau couronné d'anneaux a
permis aux physiques hors normes de partir à la conquête des pistes et des bassins. D'y décrocher même l'or et la gloire en faisant l'objet d'une autre curiosité, la plupart du temps moins
malsaine que celle brillant dans les yeux de la populace Belle Epoque.
Quoique. À en juger par la suspicion systématique accueillant désormais chaque performance "phénoménale" réussie sous le soleil d'Olympie, on
peut se poser la question. Les clins d'œil entendus, les regards inquisiteurs ne sanctionnent plus la particularité physique. Ce serait indigne de notre statut d'hommes du XXIe siècle
aux mœurs policées. Non, ils s'échangent maintenant sur fond de croisade morale. Ceux-là, là, ce Bolt avec ses grandes tiges qui pulvérisent les records, ce Phelps caréné comme un hors-bord, dans
quels vilains secrets puisent-ils leurs succès ? Quelle est leur potion magique ? Comment s'appelle leur fournisseur de poudre de perlimpimpin ? Quels composants chimiques charient leurs veines dans leurs membres démesurés ?
Alors c'est sûr, t'as du Bolt mon vieil Usain. Sûr, j'aimerais bien pouvoir t'offrir autre chose que mon regard de spectateur échaudé par tant de désillusions. Je crains hélas que cela ne soit
plus possible et crois bien que j'en suis le premier peiné…