Les nus de loin les plus courants, Adam et Eve, sont pratiquement toujours représentés de face. Dürer introduit l’exception consistant à faire tourner le dos à l’un, à l’autre ou aux deux, Cet article étudie la généalogie des différentes formules, selon la scène où Adam et Eve apparaissent : Chute de l’Homme, Expulsion du Paradis, Limbes, Comparution devant Dieu.
La Chute de l’Homme
La question de la nudité
Eve donne la pomme à Adam ; ils cachent leur nudité devant Dieu
Cathédrale de Monreale, 1176-89
Si la convention héraldique (le mari à gauche de l’épouse) convient parfaitement pour montrer Adam et Eve après la Faute, elle se prête mal à la scène où Eve donne le fruit à Adam : soit celui-ci est obligé de se contorsionner pour le prendre, soit il le saisit, comme ici, de la main gauche.
La question de la nudité est cruciale dans le récit : c’est parce qu’Adam se cache parmi les arbres, ayant honte de sa nudité, que Dieu comprend qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. Or tourner le dos pourrait être interprété comme une autre manière de montrer sa honte, ce qui n’a pas de sens avant la Faute. Cette raison théologique se combine avec l’aversion médiévale envers les fesses pour explique l’extrême rareté des vus de dos d’Adam ou d’Eve.
Adam vient à Eve
Lorenzo Maitani,1310-20, Portail de la cathédrale d’Orvieto
A l’époque médiévale, la seule exception, isolée, se trouve dans ce portail à l’iconographie très originale. Dans la scène de la Création d’Eve, Maitani représente Dieu de trois quart arrière, pour exprimer son avancée de gauche à droite. Dans la Faute, la même pose exprime le même mouvement d’Adam en direction d’Eve.
Cette solution élégante permet à Adam de toucher le fruit de la main droite tout en levant l’index de la main gauche, afin de rappeler à Eve la divine l’interdiction : tout le suspens de la scène tient à cet écart entre la main qui objecte et celle qui accepte : car le fruit est déjà cueilli, séparé de l’arbre par la tête ricanante du serpent.
Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise
La même idée se retrouve dans cette scène, où Adam avance vers Eve en écartant les mains en signe de réprobation, tandis que le serpent, tel un enfant pris en faute, se cache prudemment derrière le tronc.
La Chute de l’Homme, Altdorfer, vers 1513, NGA
Altdorfer innove en plaçant Adam à droite de l’image : à rebours du sens de la lecture, il est attiré vers Eve qui l’accueille en posant la main sur son épaule droite, le contraignant à saisir le fruit de la mauvaise main.
A la différence du bréviaire Grimaldi, le fait que les deux tiennent le fruit rend l’image ambigüe : si Adam était à gauche, on aurait l’impression que c’est lui qui vient vers Eve pour lui donner la pomme.
Adam vu de dos
Adam vient de s’arrêter devant Eve, comme le montre son pied gauche en arrière. L’image développe une ambiguïté visuelle : de loin, on pourrait croire qu’Adam, un bras ballant et l’autre posé sur sa propre épaule, hésite à prendre la pomme que lui tend Eve.
En fait c’est elle qui lui touche l’épaule, et lui qui tient la pomme de la main gauche. Et pour s’assurer que le spectateur comprenne bien, le singe en bas mime le futur immédiat : la main gauche portant le fruit à la bouche.
Le passe-partout est de Hans Burgkmair l’ancien, paru dans « Das Leiden Jesu Christi' » (1515). La symétrie autour de l’arbre, l’enroulement du serpent sur la branche, la chevelure flottante d’Eve et la présence du cerf disent l‘influence du premier Adam et Eve de Dürer (sur cette gravure, voir 3 La Chute de l’Homme).
La vue de dos n’exprime pas ici le déplacement d’Adam, bien campé sur ses deux jambes : mais plutôt son opposition à Eve, avec sa main droite tournée vers le bas pour refuser le fruit qu’elle lui tend. Pourtant de sa main gauche il cueille discrètement son propre fruit. Tandis que le serpent, au dessus d’Eve, croque le sien avec avidité.
Il faut ici se souvenir de la double interdiction de la Genèse :
« Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. « Genèse 3,2
L’instant qui nous est montré est celui où le serpent, animal qui ne peut pas toucher, enfreint la première interdiction, et le couple humain la seconde.
Hans Burgkmair l’ancien, 1525
Burgkmair inverse ici la dynamique habituelle : la vue de dos signifie qu’Adam recule devant Eve, cherchant appui sur l’arbre et repoussant faiblement sa proposition. En bas, des animaux mangent ce qui est autorisé dans le jardin d’Eden : le faisan picore en paix sous l’oeil du renard, la tortue grignotte une feuille et le singe une fleur. La profusion animale illustre la situation enviable de l’homme avant la Chute :
« Et Dieu les bénit, et il leur dit: » Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de là mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. Genèse 1,28″
A gauche, Dieu vu de dos derrière un arbre, dans la même situation qu’Adam, fait un geste qui semble une bénédiction mais qui est en fait l’inverse : il chasse du Paradis les deux fautifs, qui dissimulent leur nudité dans les taillis.
Marteen van Heemskerck, vers 1550, Musée des beaux arts de Strasbourg
Le Miracle de la Toison (imbibée par la rosée divine alors que la terre alentour reste sèche) est un symbole de la conception virginale de Marie, par qui celle-ci échappe aux conséquences du Péché originel qui entache toute l’humanité. Ces deux volets, la Femme fautive et la Vierge immaculée, flanquaient, de manière très logique une Nativité aujourd’hui perdue. Les faces externes, conservées au Musée de Rotterdam, montrent la Visitation, Marie à gauche et Elisabeth à droite [1] : Marie habillée et Eve nue se trouvent ainsi, d’une nouvelle manière, opposées.
Le nu de dos pour Adam, avec son exagération musculaire, répond au goût maniériste. D’une certaine manière, il pose Adam, l’homme désobéissant, comme l’antithèse de Gédéon, le héros qui obéit à Dieu. Mais la raison d’être de ce spectaculaire nu de dos est surtout compositionnelle : son emplacement, au début de la lecture, en fait une sort d’admoniteur : d’autant que son bras droit traînant en arrière montre bien qu’il vient de rejoindre Eve, depuis le camp du spectateur. C’est donc à celui-ci qu’il adresse un regard indécis, au dernier instant avant la Chute, tandis qu’Eve décide à sa place, en prenant possession de son épaule d’un geste sensuel et délicat.
Eve vue de dos
Dans la floraison des combinatoires, la solution opposée, Eve vue de dos, ne pouvait manquer d’apparaître.
Chez Dürer
Adam et Eve, Durer 1499 Ecole nationale des Beaux Arts Paris
En 1499, Dürer s’est déjà distingué comme un maître du nu de dos, aussi bien féminin que masculin (voir 7 Le nu de dos chez Dürer). Le thème d’Adam et Eve est ici le prétexte à une étude d’anatomie comparée, comme le montre le geste en miroir des mains montrant les pommes. La vue de dos d’Eve sert de prélude et de contrepoint au clou de la composition : l’exhibition des génitoires d’Adam, que sa compagne zieute d’un regard plongeant. Bien que rien ne soit stricto sensu impudique avant la Chute, il est clair que ce dessin expérimental était à usage privé.
Couple inspiré par le diable
Dürer, 1495-99, Autrefois à Brême, détruit en 1945
Dans ce dessin pornographique peu connu, l’arbre séparateur est remplacé par un diable aux pieds fourchus, que l’homme excite de la main et qui darde vers la femme sa langue en tire bouchon. Un porc arrive fort à propos, et un bambin à quatre pattes défèque urbi et orbi. L’enfant est ici assimilé à une déjection de la femme.
Dessin d’un ex libris pour Willibald Pirckheimer (inversé)
Dürer, vers 1503, détruit à Varsovie en 1945
Dürer reprendra cette composition recto verso avec cet homme sauvage virilement équipé (gourdin, carquois bien rempli) face à une nymphe nue portant un flambeau. J’ai inversé le dessin afin que les armoiries de Pirckheimer (un bouleau, « birke ») et de son épouse Crescentia Rieter (une sirène) [1a] se trouvent à leur emplacement héraldique : ainsi le gourdin et le flambeau sont tenus de la main droite.
La sphère explosive à trois pieds est un fourneau alchimique, qui se retrouve dans une étude de Dürer (le Rapt d’Europe), marqué du mot LUTU(M) (voir 7.2 Présomptions) : il s’associe à la torche allumée, et symbolise probablement la Raison, par opposition à la Nature qu’incarne l’homme sauvage [2].
En imitant les poses recto et verso du couple principal, les deux putti du bas taquinent leur violon, l’un devant les racines du bouleau, l’autre devant l’entrecuisse de la sirène. Par ailleurs la main gauche de l’homme sauvage est posée sur la tête de l’hermès tandis que la main gauche de sa compagne flatte, par derrière, un des plumets du casque. C’est peut être ces allusions érotiques qui empêcheront ce dessin d’être gravé, ou bien la mort de Crescentia en 1504.
Ex libris de Willibald Pirckheimer
Dürer, vers 1502
L’ex libris officiel est surmonté d’une noble devise en trois langues : « Au commencement de la sagesse est la crainte de Dieu », quelque peu superflu par rapport à l’illustration (il existe d’ailleurs une version sans ce bandeau). Les cornes d’abondance et les angelots transporteurs détournent l’oeil de la forme et la fonction de l’invention centrale, l’Hermès planté au dessus des deux écussons d’une manière ouvertement phallique, en gage de fécondité. Les deux putti du bas s’affrontent recto verso, l’un brandissant un radis (qui caricature le bouleau) et l’autre un tourniquet : ces innocents jeux d’enfants sont une manière plaisante d’évoquer la fertilité du couple mais aussi, par antiphrase, les jeux de l’amour.
Pour la gravure qui ouvre la série de la Petite Passion, Dürer respecte le placement habituel, mais avec deux innovations notables :
- le couple s’enlace sensuellement ;
- le visage d’Eve se cache à nous, signe implicite qu’elle se sait en faute.
Le dessin de droite, la même année, développe l’idée de manière plus radicale (je l’ai inversée pour faciliter la comparaison) :
- l’enlacement est le même, après rotation du point de vue ;
- les deux sont vus de dos, partageant la culpabilité ;
- la main droite d’Adam, qui était libre, est posée maintenant sur le fruit, rejoignant la main gauche d’Eve.
Si Dürer n’a pas gravé cette version, c’est sans doute à cause de sa trop grande sensualité, mais aussi de sa symétrie provocante :
- femme et homme égaux dans l’infraction ;
- mise en équivalence de la pomme partagée et des corps enlacés : le péché contre Dieu se mélange avec le péché de chair.
Une rivalité romaine
Adam et Eve
La composition de Raphaël se compare délibérément avec le précédent michelangélesque, avec le même choix d’opposition des chevelures (blonde et brune) et la même exagération des spires autour du tronc. Elle en prend le contrepieds par trois parti-pris :
- le retour à la symétrie : l’arbre au milieu fait contact par deux branches avec le bras gauche d’Eve et le bras droit d’Adam ;
- l’inversion des sexes : Eve debout remplace Adam debout, Adam assis élevant le bras gauche remplace Eve assise élevant le même bras.
- la surenchère des poses : la vue de dos pour Eve pousse d’un cran la torsion que Michel-Ange appliquait seulement au torse d’Adam.
Il résulte de ces choix un retour à un message plus conventionnel : tandis que l’Adam de Michel-Ange couvrait Eve de sa haute stature, dialoguant à égalité de hauteur avec le serpent, c’est ici Eve qui endosse la responsabilité de la Chute, dominant par son geste décidé un Adam qui se contorsionne sans grâce : tandis qu’elle dépose d’autorité le fruit défendu avec sa main droite, lui, assis inconfortablement entre deux branches, se contorsionne pour le saisir de la main gauche : sa position en contrebas fait voir la Chute imminente.
Bosch amélioré par Cranach
Le Jugement dernier
La composition de Bosch superpose deux scènes :
- en bas la Chute, avec le serpent à figure humaine brandissant une pomme, Eve en brandissant une autre, et Adam vu de dos ;
- en haut l’Expulsion, avec l’Ange brandissant son épée, Adam vu de dos, et Eve se cachant dans un buisson.
On voit bien que les deux scènes fonctionnent en contrepoint :
- un Tiers (dans le feuillage puis hors du feuillage) agit sur Adem et Eve (hors du feuillage puis dans le feuillage) ;
- Adam vu de dos exprime que l‘Expulsion était déjà inscrite dans la Chute.
La copie de Cranach montre des détails perdus : la queue reptilienne du Serpent et le jet d’eau (symbolisant probablement la parole divine) devant lequel Adam lève sa main droite. Elle présente quelques modifications importantes, qui améliorent le parallélisme entre les deux scènes :
- Eve est désormais vue de dos, ce qui accentue son affinité avec Adam ;
- l’Ange est vu de trois quart (en non plus de profil), ce qui accentue son affinité avec le Serpent.
Cranach, 1522-23, Albertina
Dans cette composition très originale, Cranach pousse à son terme l’idée du parallélisme, en imbriquant les deux scènes :
- l’Ange vengeur, devant l’arbre de l’Expulsion, forme couple avec le Serpent, devant l’arbre de la Chute ;
- Eve, toujours vue de dos, forme couple avec Adam, cette fois vu de face.
Cette solution rend naturel le don de la pomme, de la main droite à la main droite, tout en inventant l‘interposition extraordinaire de ce serpent femelle, qui se livre avec Eve à un accouplement sans bras.
Ce tableau anonyme reprend la composition de Cranach dans le style des maniéristes du Nord. L’inversion oblige à modifier le geste des bras, de manière à ce que chacun tienne sa pomme de la main droite.
A la fin du siècle, Théodore de Bry regrave (d’où l’inversion du motif) en style maniériste la composition de Cranach :
- même geste du bras droit pour Eve,
- même cache-sexe pour Adam, une branche que le Serpent à buste humain touche d’une main, en se contorsionnant tête en bas.
La juxtaposition de deux scènes – la Chute et sa conséquence, la Punition (enfantement dans la douleur pour Eve, labeur pour Adam) – est traitée de manière moderne, en miniaturisant la scène future à l’arrière-plan.
Adam et Eve
Ces deux oeuvres témoignent de l’impact durable, dans les Pays du Nord, des fesses d’Eve magnifiées par Cranach.
Saenredam dispose à l’arrière-plan non pas le futur, mais le passé immédiat : Eve est séduite par le serpent (les spires de sa queue prolongent celles de la chevelure) en profitant de l’éloignement d’Adam. Le dindon et le chat, devant elle, symbolisent la Vanité et la Ruse. A l’inverse, un trio de courges bien choisi sert d’attribut à Adam, avachi dans une attitude passive.
Plus tard, le tableau de Jan Breughel II reprend la même idée (Eve debout dominant Adam assis) mais en supprimant les éléments d’opposition, au profit d’une ambiance d’harmonie plus adaptée au goût de l’époque : un Paradis pacifié où le Serpent est invisible.
Chez les maniéristes du Nord
Spranger, National Gallery of Canada
Dans ce dessin très érotique, Adam cueille Eve comme celle-ci cueille la pomme : c’est la première fois que la Chute est assimilée graphiquement au plaisir sexuel. Au tentateur absent se substituent les mèches serpentines et la pointe du sexe d’Adam.
Goltzius, 1616
Goltzius exploite la même veine, celle de la Chute coïncidant avec la découverte de la sexualité : assumée, où la figue pressée complète la pomme croquée (sur les symboles de ce tableau, voir 4 Le bouc au Paradis).
En cette année 1616, Goltzius utilise la même vue de dos pour Eve et pour une des filles de Loth, tandis que la seconde fille adopte la pose d’Adam.
Postérité du thème
La Tentation et la Chute d’Eve
William Blake, 1807, illustration pour le Paradis Perdu de Milton
Blake suit de très près le texte de Milton, où Eve raconte à Adam comment elle a goûté le fruit défendu en même temps que le serpent :
« Adam, de son côté, dès qu’il est instruit de la fatale désobéissance d’Ève, interdit, confondu, devient blanc, tandis qu’une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et répand les roses flétries. Il demeure pâle et sans voix, jusqu’à ce qu’enfin d’abord en lui-même il rompt son silence intérieur. » Le Paradis perdu, livre 9
On voit bien la couronne de roses tombée aux pies d’Adam. La vue de dos exprime à la fois son silence et sa désapprobation à l’encontre d’Eve.
Ludwig von Hofmann, 1895-1900, collection particulière
Cette composition prend le contrepied de l’histoire, en montrant Adam tendant le fruit à une Eve qui semble réticente. Dans une seconde lecture, on comprend qu’elle est resté assise pour qu’il cueille le fruit à sa place : cette Eve manipulatrice émarge donc au mythe fin de siècle de la Femme fatale.
La vue de dos a ici pour principal argument la plastique de la chute de rein.
Adam et Eve
Franz von Stuck, 1920, Staedelmuseum, Frankfurt
La vue de dos exprime la réticence d’Adam face à l’offrande d’Eve, qui sert du serpent à la fois comme coupe à fruit et comme boa.
L’expulsion du Paradis
Une iconographie très stable
Dieu expulse Adam et Eve (détail du portail des Orfèvres)
1112-17, Cathédrale de Saint Jacques de Compostelle
La scène de l’Expulsion s’est codifiée très tôt, en cohérence avec le sens de la lecture : l’autorité supérieure (Dieu ou l’Ange) repousse le responsable, lequel pousse devant lui la coupable : honteux de leur nudité, les deux cachent leur sexe de la main.
L’Expulsion du Paradis et l’Annonciation
Giovanni di Paolo, vers 1435
Le plus souvent c’est l’Ange qui est chargé de l’Expulsion, sous le regard de Dieu. Ici l’impudicité d’Adam et Eve est soulignée, a contrario, par le voile qui dissimule les parties sexuelles de l’ange,
Le Dominiquin, 1626, NGA
Le même ordre hiérarchique est respecté, mais dans l’autre sens, pour ce thème connexe où le regard remonte en arc de cercle la chaîne des responsabilités, depuis le serpent jusqu’à Dieu le Père.
Dürer et ses émules
Petite Passion : L’Expulsion du Paradis
Dürer, 1509-10
Pour la première fois, Dürer pousse à fond la logique de la situation, en montrant de dos ceux qui sortent du Paradis et vont sortir de l’image.
L’Expulsion du Paradis
Cette formule, rapidement reprise par d’autres graveurs allemands, disparaît ensuite totalement pendant presque quatre siècles.
La Postérité de la formule
L’expulsion du Paradis, Franz von Stuck
C’est un autre grand artiste allemand qui la ressuscite à la fin du 19ème siècle.
Adam et Eve dans les Limbes
Le couple dans les Limbes
Christ aux limbes
L’iconographie médiévale de la Descente aux Limbes est très codifiée : brandissant de la main droite l’étendard de la Résurrection , le Christ tire de la main gauche une des âmes qui attendent dans les limbes, représentées par des figures nues.
Le psautier anglais présente trois raretés iconographiques, qui en font un cas pratiquement unique :
- le premier rescapé tire à son tour une femme, ce qui identifie le couple comme étant Adam et Eve ;
- Adam est déjà sorti de l’Enfer, en train d’enjamber le diable ;
- il est représenté de dos, ce qui donne à la scène un dynamisme exceptionnel.
Cette épitaphe d’esprit encore médiéval est farcie de références protestantes [3], notamment la citation de Saint Paul inscrite sur la tablette, au centre de la bouche d’Enfer :
La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon ? Corinthiens 54-55
L’épitaphe a été peinte du vivant de Simon Mehlmann, alors qu’il venait de perdre son jeune fils Christophe et sa femme Eva Tracigerin
Derrière Adam et Eve qui sortent de l’Enfer en rendant au Christ chacun sa moitié de pomme, c’est probablement la famille Mehlmann au complet qui leur emboîte le pas : le petit Christophe qui assomme un diablotin avec son hochet, son père Simon en prières devant la tablette triomphale, et en dernier sa mère Eva [4]. C’est donc le prénom de l’épouse qui a probablement motivé l’idée de l’épitaphe, et l’exceptionnelle vue de dos, bien faite pour attirer l’oeil sur le personnage d’Eve .
Le couple hors des Limbes
Mantegna invente une iconographie totalement originale, où :
- le Christ tient l’étendard de la main gauche, ce qui lui permet plus logiquement de tendre aux prisonniers son bras droit (non visible) ;
- des rescapés déjà extraits se trouvent à côté du Christ.
On reconnaît ici, de gauche à droite :
- le Bon Larron portant sa croix (il n’était pas en Enfer, mais en est descendu du Paradis à la rencontre des nouveaux venus) ;
- la vieille Eve, le vieil Adam (vu de dos) et leur fils Seth qui se bouche les oreilles sous le vacarme des trois démons impuissants.
Pour plus de détails sur cette gravure, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)
Christ aux limbes, Dürer
Dürer va donner une élan décisif à cette nouvelle iconographie en simplifiant l’idée de Mantegna : il supprime le Bon Larron (trop italien) et fait porter la Croix tantôt à Adam lui-même (Grande Passion), tantôt à Saint Jean Baptiste (Petite Passion). Il fait également varier les rescapés secondaires : le petit Seth devant ses parents (Grande Passion), Moïse avec ses cornes (Petite Passion).
Dans la Grande Passion, Eve est traitée de manière très audacieuse, dans la pénombre (matérialisée par des hachures horizontale) qui dissimule la vue honteuse. Dans la Petite Passion, elle retrouve une place plus conventionnelle : vue de face à droite de son mari (convention héraldique). Cette nouvelle simplification va de pair avec l’ambiance lumineuse et classicisante du poème qui accompagne la Petite Passion :
« …dans un triomphe éclatant, Jésus mène la procession libérée des sombres demeures, éclatante de sa lumière nourricière. La progéniture innocente des descendants d’Adam se réjouit et quitte les ombres sans poids, pour les charmantes demeures de l’Elysée. » [5]
Christ aux limbes
Altdorfer recadre et simplifie la composition de Dürer, en récupérant les éléments les plus spectaculaires : l’étendard qui s’envole, le diable en vol stationnaire et, surtout, Eve vue de dos : elle quitte la pénombre pour la lumière, écrasant le petit Adam – et les autres âmes en contrebas – de son postérieur gigantesque.
Christ aux limbes
Pendant un bon siècle, les artistes vont s’inspirer des compositions de Dürer, avec pratiquement toujours Adam et Eve vus de face, plus le petit Seth devant eux.
Cette composition s’affranchit du modèle dürerien en réduisant les rescapés au seul couple d’Adam et Eve : ceci tient à la structure tripartite de cette série de gravures, et à la citation des Corinthiens1 (15,20) qu’illustre la bande de droite :
le Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui se sont endormis.
On voit bien au fond le Christ qui ressuscite, et au premier plan les « prémisses » du genre humain : Adam désignant ses descendants de son index droit, tendu devant le ventre d’Eve : d’où la vue de dos.
On peut noter que la même année, les deux artistes avaient collaboré pour cette Chute de l’Homme basée elle-aussi sur un recto-verso : il s’agissait là plutôt d’une autocitation de Marteen de Vos, en souvenir d’un tableau de jeunesse réalisé en Italie : Adam vu de dos aux pieds d’Eve, en écho au damné vu de dos aux pieds de l’Immaculée Conception. Sur le choc visuel entre Marie et Eve à cette époque, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires)
Andrea Boscoli, 1600-07, collection particulière
Cet artiste florentin s’écarte également du modèle dürerien en deux points :
- il replace au centre, mais dans la pénombre, la figure bien italienne du Bon Larron, sur la même plateforme que Jésus ;
- il ferme la composition, à droite, par une Eve vue de dos qui se trouve logiquement en contrebas mais graphiquement au niveau du Christ.
C’est le peu de profondeur de cet Enfer qui autorise la fusion des contraires : Eve à la fois dedans et dehors. Son attitude sérieuse et la longue chevelure qui restaure sa pudeur en font une sorte de Marie-Madeleine, dialoguant directement avec le Christ par dessus toutes les autres âmes.
Noli me tangere, Stefano Mulinari d’après un tableau perdu d’Andrea Boscoli, 1774, Slovenská národná galéria, Bratislava
Il n’est pas impossible que le commanditaire ait demandé à Boscoli de superposer deux scènes souvent associées, parmi celles qui suivent la Résurrection : la Descente aux limbes et le Christ jardinier apparaissant à Marie-Madeleine (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez).
Mais l’Eve la plus spectaculaire se trouve dans cette composition, très connue pout montrer un des rares nus de dos espagnol du Siècle d’Or, et le seul nu féminin de Cano. Les considérations iconographiques qui précèdent rendent moins incongru ce tableau fessu et pourtant religieux, qui n’a rien d’une provocation érotique (Cano sera ordonné prêtre en 1658). On reconnaît à gauche le Bon Larron portant son immense croix, et à droite la première famille humaine : le petit Seth, Adam tenant une boule brillante qui est certainement la pomme sanctifiée, et Eve aux hanches opulente, signifiant à la fois le Désir et la Fécondité.
Adam et Eve devant Dieu
Bedford Hours, 1410-30, British Library Add MS 18850 fol qu14r
Lorsque Dieu profère son interdiction, Eve regarde l’arbre qu’il lui désigne, tout en posant sur son épaule une main paternelle. Après que le serpent l’ai tentée, Eve fait face à Adam pour le convaincre à son tour.
Le retournement d’Eve exprime le retournement de situation, entre l’obéissance et la désobéissance.
Dieu le Père présente Eve à Adam
Jacob de Backer, 1575-99, collection particulière
La vue de dos place Adam dans la même position que le spectateur : c’est aux deux que le Créateur, à moitié dans la pénombre, présente sa dernière oeuvre.
Adam et Eve au tribunal
Epitaphe protestante du bourgmestre Waldklinger, Ecole de Cranach, 1548, église de Miessen (Saxe)
Dans le registre supérieur, Adam et Ève vus de dos comparaissent devant le tribunal céleste. Tandis que la convention héraldique était respectée dans la vue de face en bas à gauche (le mari à gauche l’épouse à droite), elle est enfreinte au tribunal : ils ne sont pas là en tant qu’époux, mais en tant que coupables, liés par le serpent en guise de chaîne. Cette inversion a également l’avantage de placer Adam en face de son alter ego, le Christ ; et le Diable (qui accompagne Eve) en face de son adversaire, Dieu le Père.
Sur la table sont posées la pièce à conviction, la pomme, et les tablettes de la Loi. Le phylactère du Christ rappelle la malédiction du serpent (Genèse 3,15) : «La postérité de la femme écrasera la tête du serpent ». Les quatre « sœurs divines » (Psaume 85, 11) s’affrontent autour de la table [6] :
- côté Défense (à gauche), la Miséricorde et la Paix prononcent des paroles conciliantes ;
- côté Accusation (à droite), la Justice et la Vérité rappellent les faits et appellent au châtiment.
Le Jugement reste en suspens, comme celui du défunt bourgmestre attendant en bas de l’image, accompagné par les prières de sa famille disposée dans l’ordre héraldique, hommes à gauche et femmes à droite.
Références :
[1] https://en.wikipedia.org/wiki/Adam_and_Eve/Gideon_and_the_Fleece [1a] Hofer, Philip. 1947. A newly discovered book with painted decorations from Willibald Pirckheimer’s library. Harvard Library Bulletin I (1), Winter 1947: 66-75. https://dash.harvard.edu/handle/1/41650136 [2] Erwin Panofsky « Albrecht Dürer: Handlist, concordances, and illustrations » 1943 p 144 [3] https://visionialdila.wordpress.com/2020/09/12/berlino-il-limbo-e-il-giudizio-finale-negli-epitaffi-della-marienkirche/ [4] Albrecht Hoffmann Stifterbilder nach 1500 und reformatorische Malerei auf Stifterbildern des 16. Jahrhunderts https://www.patrizier-marienkirche-berlin.de/index.php/2-uncategorisedLes inscriptions sont décrites dans « Die Stadt in der Kirche: Die Marienkirche in Bernau und ihre Ausstattung » p 148 https://books.google.fr/books?id=JP_BDgAAQBAJ&pg=PA148#v=onepage&q&f=false [5] David H. Price « In the Beginning Was the Image: Art and the Reformation Bible » p 74 https://books.google.fr/books?id=IeMJEAAAQBAJ&pg=PR11&dq=D%C3%BCrer+%22Harrowing+of+Hell%22 [6] Franz Slump « Gottes Zorn – Marias Schutz. Pestbilder und verwandte Darstellungen als ikonographischer Ausdruck spätmittelalterlicher Frömmigkeit und als theologisches Problem », p 167 http://www.slump.de/lizentiatsarbeit.pdf