Le restaurant est né de la volonté de quatre amis de faire connaitre la culture culinaire levantine faite d’influences variées de cette belle et immense région, actuellement divisée en plusieurs pays.
C'est en quelque sorte un voyage de réconciliation qu'ils nous suggèrent d'entreprendre au coeur d'un quartier,
entre Blanche et Abbesses, qui lui-même revendique un statut particulier, comme si Montmartre n'était pas Paris et que ce qui s'y passe est tout sauf ordinaire.C'est en m'attendant à quelque chose de particulier que j'ai grimpé quelques dizaines de mètres de la rue Lepic et j'ai été comblée. Adraba n'est ouvert que le soir (mais aussi le dimanche soir), ce qui rend le séjour encore plus magique.Ensuite on passera des Doigts à la Bouche puis au Coeur pour arriver au Point-G. Car c'est ainsi que les quatre amis ont décidé de présenter leur carte (il n'y a pas de menu) avec 4 à 6 suggestions par catégorie. Je n'ai pas tout goûté mais presque, bien entendu en portions réduites, encore que … ce n'est pas certain. Qu’on se rassure malgré tout : je n’étais pas seule pour déguster ce festin.J'ai tout aimé et je suis prête à recommencer mais je vais avoir du mal à vous décrire chaque assiette. Les saveurs sont inhabituelles et la mémoire est vite en panne pour analyser les recettes. Shlomit Landmann, qui a en charge la gestion de l’établissement et qui veille au moindre détail (c'est elle qui a tenu à ce que les toilettes soient grandioses et elles le sont) l'a bien compris et a insisté -à juste titre- pour que la définition des produits les plus typiques et les plus méconnus figurent à la carte, annoncés par un astérisque.Les serveurs vous les expliqueront mais c'est bien que ce lexique existe. Ainsi le Doa est un mélange de noix et d'épices égyptiennes. Le Kishke est une pierre de yaourt séché qui sera grattée au-dessus des croquetas. L'Amba est à base de mangue verte d'Irak fermentée pendant quatre mois puis mixée avec des épices. Il me faudra les goûter plusieurs fois, en diverses occasions, pour les intégrer à ma mémoire gustative.
Notre main passe d'une coupelle à une autre, en s'arrêtant sur le Pain Esh (voir plus bas au centre de la table)apporté tiède, un peu brûlé parce qu’il a été grillé au charbon (Esh signifie feu en hébreu), et beurré, pour en prélever des petits morceaux et picorer ou saucer le contenu des assiettes. Il sera posé sur la table avec du fenugrec, une salade de Mazal (photo 1), la Tatbila, une sauce citronnée, aillée et épicée (photo 1) et le Tahini (photo 3) qui est légèrement piquant. Il servira aussi à enrober l’Ikra Noire (photo 2) qui est une pâte d’œufs de poisson servie avec un hachis d’oignons de Roscoff. Si vous épuisez le pain, vous pourrez en demander un second, sans sauce s’il vous reste de quoi le nourrir encore car traditionnellement il ne se mange jamais seul.
Comme vins, nous avons suivi les conseils avisés de Baptiste. Ce fut d'abord une bouteille provenant d’un vignoble géré par deux frères, Karim et Sandro Saadé, fiers de leurs origines, mais qui se refusent néanmoins à cantonner le vin libanais à la logique ethnique, voire exotique que l'on connait trop.
Ils ont une approche qualitative qui tranche avec la majorité des pratiques locales en mettant en avant l’excellence du terroir, la plantation de cépages comme le Chardonnay et le Sauvignon blanc (pour le blanc) et le Cabernet Sauvignon, la Syrah et le Merlot (pour le rouge) et qui appliquent les principes pérennes des techniques de bio-dynamie.Leur B-Qā de Marsyas se distingue par sa belle robe jaune clair avec de légers reflets verts. Au nez, il est exotique, avec des notes d'agrumes et de fleurs blanches. En bouche, il est frais et minéral, mais aussi fruité avec une finale longue offrant une belle floralité qui résulte de l’exposition des vignes au soleil. Il s’accorde superbement avec les prochains plats.
Plus tard, et après avoir hésité avec le Psarades 2022 (que j’aime beaucoup mais que je connais), nous avons convenu de poursuivre avec un verre de Sauvignon blanc de Yarden du même millésime.
Yarden importe depuis 1983 des vins israéliens de qualité issus des domaines vinicoles des hauteurs du Golan et de Galilée. C’est dans cette région que se situe le domaine de Golan Heights, avec des conditions climatiques idéales semblables à celles de Bordeaux ou de la Toscane. Un sol basaltique volcanique, une topographie parfaite et un climat d'altitude frais ont valu à ces paysages magnifiques leur surnom de "pays du vin".
Ce vin blanc se démarque par une robe brillante de couleur paille. Au nez, il dégage un agréable parfum d'agrumes. En bouche, il se révèle particulièrement frais, avec d’étonnantes saveurs de citron vert combinées à des arômes de goyaves et de kiwis.
Nous allons satisfaire notre Bouche d'abord avec une assiette de Tabula Rasa 2.0. La dénomination peut faire sourire mais l’idée est de remettre de la vivacité dans le taboulé que les français pensent connaître.
Aucun doute que chez Adraba on maitrise l’art du festin et du partage culturel et culinaire, qui sont les deux axes que je développe sur A bride abattue. Chacun met en avant les produits qu’il a vu sa maman mettre dans ses valises. Comme je les comprends. Si vous saviez mes astuces pour ramener, sans les briser, des feuilles de mais et des piments séchées du Mexique !
Nous voilà rendus au Point-G, et le voyage est loin d'être fini. G comme gastronomie, vous l’aurez deviné.
C'est précisément dans cette langue
ancienne qui a précédé l’hébreu, l’arabe ou encore le grec, qu'il faut chercher l'origine du mot "adraba" que l'on pourrait traduire par "la traversée du temps". Le concept correspond à la perfection au lieu mais aussi à la philosophie des quatre compères qui se sont rencontrés précédemment au restaurant Balagan du 9 de la rue d’Alger (bordelen hébreu, et de fait c’était assez fantaisiste, avec par exemple des desserts composés directement sur la nappe en papier). Le restaurant a fermé il y a un peu plus d’un an. Il a rouvert sous le nom deKaparaen novembre dernier. Saura-t-il être autant festif qu’auparavant ?Toujours est-il que Eden, Elior, David et Shlomit se sont pleinement investis sans chercher à dupliquer le concept. Chacun est responsable de son domaine. Schlomit assure l’administration et l’intendance. Elle a conçu le design des lieux avec Eden. C’est elle qui a choisi la verrerie et les assiettes. Elle intervient aussi dans la sélection des produits, compose les playlists qui sont diffusées le soir, et gère les réservations dans la journée jusqu’à l’arrivée d’Eden qui supervise la salle, assurant l’accueil et l’accompagnement.Tous œuvrent de concert avec leur équipe, en cuisine et en salle, pour rendre possible une expérience hors du commun à des convives (car le terme de client n’est pas d’usage) qui ont envie de lâcher le stress accumulé au cours de la journée. Voilà pourquoi le restaurant n’est pas ouvert à l’heure du déjeuner pour des personnes qui seraient pressées de retourner au bureau. Convenez aussi que le soir, l’ambiance est forcément plus détendue.Pour ceux qui ont besoin de repères, on peut citerYotam Ottolenghiqui bien entendu est une référence internationalement célèbre et reconnue, unanimement appréciée et admirée. Leurs placards ont de multiples ingrédients en commun, comme par exemple le zaatar. Le chef israélien lui consacre de longues explications dans son livreJérusalem (p. 34-35), que je qualifiais il y a dix ans déjà, de voyage culinaire. Mais la cuisine d’Adraba est largement plus traditionnelle, davantage plurielle et ancrée dans les pratiques anciennes que celle de Yotam qui est, certes laventine, mais plus moderne, presque brute.Voilà pourquoi d’ailleurs aucune recette de houmous ne figurera jamais sur la carte d’Adraba. Il est hors de question de proposer un plat qui se trouve dans tous les fast-foods. Yotam lui-même approuverait cette radicalité car il souligne dans son livre dans un chapitre intitulé "La guerre du houmous" combien l’obsession du meilleur houmous est si forte que même les meilleurs amis du monde peuvent se brouiller à ce sujet (p. 112-113).Le Levant est une vaste étendue rassemblant, par leur culture, la Grèce, Chypre, la Turquie, le Liban, la Syrie, Israël, le nord de l’Egypte, l’Iran, l’Irak, le Yémen. Ajoutez les influences d’Elior, qui bien que né à Jérusalem, a été très influencé par sa grand-mère franco marocaine qui a vécu à Marseille, de Schlomit qui, elle, est née à Tel-Aviv de parents immigrés de Suisse et d’Inde, de David qui a des origines allemande, syrienne et perse, et vous admettrez que l’ensemble compose une mosaïque de tesselles de multiples couleurs et de différentes formes, parmi lesquelles nous pouvons, nous aussi prendre place.On ne s’étonne pas alors de savoir que les convives, arrivés pour la cuisine, repartent avec du baume sur le coeur et reviennent régulièrement pour cela. Par chance, la carte est en incessant mouvement et on se lassera jamais de faire des découvertes. Elle a été d’emblée imprimée en français et en anglais. On est déjà assez surpris par l’ambiance et par la nature des plats sans avoir besoin -si on est étranger- de devoir demander une carte spéciale. Il est essentiel d’instaurer d’emblée la confiance.Le service est soigné. Non seulement on explique chaque plat mais on vient régulièrement remplir votre verre d’eau. On change le verre à vin entre deux bouteilles. On a fait trois fois "les miettes" sur ma table au cours de la soirée. C’est quelque chose auquel je suis très sensible et il m’est arrivé de déplorer ce manquement chez de grands chefs. Je n’ai pas toujours fait que de bonnes expériences dans les restaurants.Je vous avais prévenu en début d’article qu’Adraba était une combinaison magique. Libre à vous de penser que j’ai fait pencher la balance. Libre à vous d’aller juger par vous-même. Libre à vous de devenir ensuite un ardent défenseur de l’endroit. Après avoir vérifié que tout est bon (ce que beaucoup de restaurants savent faire et d’autres aussi revendiquent le fait maison), que l’expérience est inédite et que rien ne pose problème à l’équipe.Que vous arriviez tôt en famille, entre amis, ou entre collègues, ou plus tard en solo en sortant d’un concert ou après avoir vu une pièce de théâtre dans une salle voisine (le quartier en compte beaucoup) vous allez comprendre … que manger c’est partir loin.En quittant à regret l’établissement me revenaient à la mémoire les derniers mots d’un conte de Michel Hindenoch qui raconte selon moi le summum de l’hospitalité dont il renverse les codes en démontrant que lorsqu’on vient chez quelqu’un c’est en fait chez soi qu’on se trouve.On sait quand on arrive à Adraba. On ne sait pas jusque quand on restera. D’ailleurs, part-on vraiment ?