Romain Gary, 1961.
" Vous savez aussi bien que moi ce que l'Afrique perdra lorsqu'elle perdra les éléphants. Et nous sommes sur la voie. Nom de nom, Schölscher, comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? Nos artistes, nos architectes, nos savants, nos penseurs suent sang et eau pour rendre la vie plus belle, et en même temps nous nous enfonçons dans nos dernières forêts, la main sur la gâchette d'une arme automatique. (...), il faut résister contre cette dégradation de la dernière beauté de la terre et de l'idée que l'homme se fait des lieux qu'il habite. Est-ce que nous ne sommes vraiment plus capables de respecter la nature, la liberté vivante, qui n'a pas de rendement, pas d'utilité, pas d'autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps ? La liberté elle-même est anachronique. Vous allez me dire qu'à force de vivre seul dans la forêt, me voilà atteint de diarrhée verbale, mais je me fous de ce que vous pensez. Je parle pour moi-même, pour me soulager, parce que je n'ai pas le courage de faire comme Morel. Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu'ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C'est alors seulement que l'on pourra commencer à parler d'une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'aux camps de travail forcé. Il nous faut laisser de la marge. Et puis, je vais vous dire... Il n'y a pas de quoi être tellement fier, n'est-ce pas ? (...) Vous allez m'envoyer faire des poèmes, comme le gouverneur, mais dîtes-vous bien que les hommes n'ont jamais eu plus besoin de compagnie qu'aujourd'hui. ...L'homme en est venu au point, sur cette planète, où il a vraiment besoin de toute l'amitié qu'il peut trouver, et dans sa solitude il a besoin de tous les éléphants, de tous les chiens, de tous les oiseaux..."
Romain Gary, extraits de : "Les racines du ciel", Gallimard, 1956. Du même auteur, dans Le Lecturamak :