" Des gens qui me connaissent ont beau me soutenir qu'il n'y avait rien là de si renversant, moi je persiste à trouver au moins curieux que ma mère m'ait parlé, sans en rien savoir, de ce livre que j'étais justement en train d'écrire. Un roman de ma vie ! Et moi qui avais toujours cru que la vie n'était pas un roman, - une clownerie, tout au plus !...
" Est-ce au courant de la plume, lui écrivis-je, que vous est venu ce que vous m'écrivez d'une sorte de roman de ma vie, ou y avez-vous pensé sérieusement ?... Que de choses je vous dirais là-dessus, si je ne craignais de vous voir redevenir sévère. Pourtant, y avez-vous bien réfléchi ? Le peu que je vous ai laissé voir dans mes lettres de ma façon de vous aimer n'a guère eu d'autre résultat que de vous faire faire des manières. Que serait-ce alors, et que penseriez-vous, si je publiais un livre où je me serais laissé aller à tous mes sentiments, uniquement préoccupé d'être sincère et de me faire plaisir ? Sans doute, nous serions seuls à savoir le vrai de l'histoire et que vous êtes ma mère et que je suis votre fils ! Mais, tout de même, qu'est-ce que vous diriez ? Ne me répondez pas maintenant, je préfère; ce sera pour un autre jour...
Ce ne fut néanmoins pas pour un autre jour.
" Ce n'est pas à la légère que je te disais de faire un roman de ta vie, me répondit-elle tout de suite, et si je comprends bien, ou tu y as déjà pensé ou tu as peut-être commencé. Quoi que ce soit qu'il contienne ( c'est elle-même qui a souligné), rien ne me fâchera, sois-en sûr. J'aime bien mieux te répondre tout de suite, car mes idées ne changeront pas, et d'ailleurs, ainsi que tu le dis, personne ne me reconnaîtra à Paris, étant oubliée de tous, et ici, à ..., on ne peut me soupçonner... Réponds-moi à ce sujet, il m'intéresse fort, et quoi que ce soit que tu veuilles dire, ose tout, tant pis, aussi bien dans tes lettres que dans ce roman, si tu te décides à le faire, ce que je te conseille. Pense donc ! pas d'effort d'imagination à faire, écrire au courant de la plume, une histoire ! Et puis, tu sais, quand même tu aurais à dire un peu de mal de moi, ne te gêne pas, je ne serai pas fâchée. Mes fâcheries, en tout cas, ne seront jamais bien longues. J'en serai quitte, si c'est bien nécessaire, pour te faire de la morale... Quand on va à confesse, on dit tout, on est absous, et... on recommence ! Tu feras de même, et moi-aussi !"...
Paul Léautaud, extrait de "Le Petit Ami", 1902, Éditions Mercure de France, 1981. À propos de l'auteur, dans Le Lecturamak :ne pas déborder de sa médiocrité.
"Je relisais hier certaines des chroniques dramatiques de Léautaud où il s'en prend à ces auteurs qui ont le talent de ne déranger personne, d'être sans opinion, sans personnalité, de ne pas déborder de leur médiocrité, à niveau avec celle du public et, surtout peut-être, avec celle de ce petit monde parisien des coteries littéraires. Cela exprimé avec un humour nécessairement teinté de désenchantement, d'amertume devant tant d'accablante sottise."
Louis Calaferte : extraits de "L'or et le plomb, Carnets 1968-1973" Éditions Denoël, 1981.