" Le Grec me croit crétois et le Crétois me soupçonne athénien ; l'Arabe m'estime juif et le Juif m'imagine arabe ; à n'en pas douter, je deviendrais vite Danois honteux en Suède et Martien récalcitrant aux yeux d'un Vénusien. Si j'étais chien, les chacals me prendraient à tous les coups pour une hyène - il est vrai que mon rire les y inciterait. De même que je ressemble de plus en plus à mon père à mesure que je traverse la galerie des outrages par laquelle il lui a bien fallu transiter pour mériter d'imploser lentement, de même il est possible qu'un éternel métèque fasse le guet en moi, prêt à brouiller les cartes généalogiques, bien décidé à me rappeler, si besoin était, qu'un aïeul dut fauter quelque part en amont. Rastaquouère : c'est aussi une vocation.
Enfants, les petits culs-blancs de ma cité de banlieue n'hésitaient pas à me traiter de "bicot", un terme que je ne connaissais que trop, d'abord parce que c'est ainsi que s'appelait un de mes héros de bande dessinée d'alors (dont la sœur portait des chemisiers vaporeux...), ensuite parce que j'entendais souvent le mot expectoré par la bouche de mon grand-père paternel, pied-noir mal remis de son dernier voyage maritime, bien que ses poches eussent été encore bien remplies. Ainsi, je ressemblais donc à ceux-là mêmes qui avaient chassé ma famille d'Algérie ? Par quelle magie ? Les maîtres ont des secrets dont ils confient à leurs esclaves le soin de les transmettre à leurs fils, c'est bien connu. Mon grand-père vénérait la blondeur de sa première épouse ainsi que les Vénus graciles de Botticelli mais gardait visiblement rancune à tous ces "bicots" qui lui avaient construit puis "confisqué" sa demeure. Moi-même, je lui aurais bien confisqué ses biens, en plus de ses conseils édifiants, mais la caresse précède souvent les coups chez les êtres crédules dont j'étais. Adolescent, je devins la proie facile de la flicaille giscardienne qui, alors, semblait avoir élu domicile dans les couloirs du métro et trouvait déplaisant que je réponde à leurs questions par des imparfaits du subjonctif.
Je pourrais, certes, trouver un certain plaisir, voire un vague réconfort, dans cette imposture involontaire, dans la mesure où toute imposture se double d'un précieux sentiment de puissance. Après tout, n'est-il pas judicieux d'avancer masqué en plus d'une circonstance ? Écrire, n'est-ce pas précisément cela ? Quand j'écris, je laisse aller au casse-pipe qu'est le lecteur non pas moi-même mais ce double légèrement maquillé, possiblement dégénéré, qu'est l'auteur. En vérité, il m' a fallu plusieurs décennies pour accepter de me ressembler et laisser s'avancer vers les autres à la fois moi et l'hôte policé qui m'héberge - et ce grâce au temps qui, mieux que le fantasme assumé de la race, vous façonne durablement la gueule et sans état d'âme..."
Claro, extrait de "Hors du charnier natal", Éditions Inculte, 2016.
Du même auteur, dans Le Lecturamak :