"attendre le moment du génie ?"( Paul Léautaud )

Par Jmlire

" ....ce livre restera tel qu'il est. Je n'ai déjà mis, du reste, que trop de temps à l'écrire, et l'éditeur aussi a assez

Paul Léautaud, en 1929

attendu. Combien d'autres, à ma place, même plus indifférents que moi quand à la forme, l'auraient achevé depuis longtemps. Heureux auteurs, qui font des livres comme on fait des additions. Seulement, je me demande où est pour eux le plaisir...

"Quand ce sera écrit, me disais-je, ce sera fini. Tant que c'était en moi, c'était de la vie. Tout à l'heure, ce ne sera presque plus à moi. Jouissons-en donc encore une fois."... Maintenant que je relis, je ne trouve pas dans ce livre seulement vingt pages qui me contentent. Il doit être pourtant comme beaucoup de livres ; des passages à aimer ou à détester et des passages assommants ?...

N'empêche que quelques-unes des phrases les plus sensationnelles de ce livre me sont venues ainsi, dans des cafés ou dans des promenoirs, pendant que je flânais ou bavardais, en regardant, quelquefois sans les voir, des visages de femmes pénétrants et fatigués. Même, qui sait ? Ce livre aurait peut-être été tout à fait bien si je ne l'avais écrit qu'avec de telles phrases, et je n'ai peut-être pas perdu assez de temps à "attendre le moment du génie", comme disait Stendhal ? Lui, pourtant, regretta un jour d'avoir passé trop de temps à l'attendre. Mais qui ne voudrait l'avoir un jour, ce regret, et avoir écrit de tels livres ! On n'écrit bien, on n'a d'idées que dans les moments d'émotion et de plaisir. Vouloir écrire quand on n'est pas ému et heureux, c'est bien souvent perdre son temps et ne rien faire de bon. J'espère que je suis intéressant, maintenant !...

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En tout cas, je l'aurais recommencé, ce livre,... que je n'aurais pas fait plus attention au style. Ça m'est bien égal qu'il soit mal écrit et j'avais autre chose à faire, en l'écrivant, que de perdre mon temps à soigner mes phrases. D'ailleurs, bien finis pour moi, les chinoiseries de l'écriture et les recommencements, comme il y a encore deux ans, quinze fois de la même page. Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m'ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l'on veut, et si assommants ! Dans les livres que j'aime, il n'y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde. Ah ! la beauté, l'intérêt pénétrant, souvent, de certaines de ses phrases mal faites, mais laissées dans leur vérité, mais pas truquées par l'art ! Mais, voilà ! Il faut savoir lire, avoir beaucoup lu, et comparé, et pesé la duperie de ce mot : l'art, qu'affectionne les imbéciles. Alors, on revient de bien des admirations, et tous ces soi-disant grands livres ne tiennent pas une minute.

Je peux le dire, on trouvera que je pose si l'on veut : maintenant, quand j'écris quelque chose, le mal, c'est de trouver ma première phrase, mais après je ne fais plus attention aux phrases, j'écris en ne voyant que mon idée, et comme ça vient. Une phrase ne me plaît pas, je ne l'arrange pas, j'en refais une autre, voilà tout. S'il se trouve par hasard dans ce livre quelques phrases pas mal, je n'y suis pour rien, c'est qu'elles sont venues ainsi et je ne sais même pas si je ne préfère pas les autres, avec tous leurs défauts, parce qu'elles sont quelquefois mieux l'expression d'un sentiment, la nuance d'un souvenir. Plus je vais, et plus je pense qu'on ne devrait peut-être commencer à écrire que vers quarante ans. Avant, rien n'est mûr, on est trop vif, trop sensible, pour ainsi dire, et surtout on aime encore trop la littérature, qui fausse tout. Mon bonheur, ç'aurait été d'écrire ce livre comme des Lettres, ou comme des Mémoires, les seuls écrits qui comptent, avec de petites phrases exactes, courtes et sèches, comme des indications de catalogue, ou à peu près. J'en suis un peu loin, je le sais..."

Paul Léautaud, extraits de " le Petit Ami ", 1902, Éditions Mercure de France, 1981. Du même auteur, dans Le Lecturamak :