Louis
de Rouvroy, duc de Saint-Simon, né en 1675 à Paris, mort dans le même
lieu quatre-vingt ans plus tard, a eu très tôt comme ambition de rendre
compte de toute la société de son temps. C'est ce qui explique que,
dans les armées, il ait pris prétexte du premier avancement où il ne
figurait pas pour abandonner la carrière des armes et revenir à la
cour, au risque de se brouiller définitivement avec Louis XIV, qui
pardonnait difficilement à ses gentilshommes les plus en vue de ne pas
avoir envie de se faire tuer pour lui.
En
réalité, le duc de Saint-Simon ne manquait pas de courage. Mais, tout
habité par son projet d'écriture, il a fait un raisonnement simple : à
l'armée, on a des renseignements de première main sur les campagnes,
mais on ne sait rien de ce qui se passe à la cour. A la cour, au
contraire, on est aux premières loges en ce qui concerne les intrigues
et les événements de palais, et on en sait finalement autant sur les
guerres que si on est sur place.
Mais
à la cour, justement, le monarque visait et réussissait à mettre la
noblesse de son royaume à ses pieds, en supprimant tout son pouvoir
effectif et en lui distribuant uniquement des charges honorifiques.
Imbu de son titre de duc et pair, Saint-Simon va, toute sa vie, prendre
la tête de la noblesse dont on supprime les prérogatives et réclamer de
tous ses vœux et de toutes ses actions, contre la noblesse de robe qui
envahit les ministères et les postes importants.
Pour
ça, il place ses oeufs dans plusieurs paniers. D'abord le petit-fils de
Louis XIV, le duc de Bourgogne, intelligent, cultivé, réactionnaire et
pieux. Quand le père de ce dernier meurt avant le roi, Saint-Simon,
jubilant, est assuré de jouer un rôle important dans la politique du
petit-fils. Hélas, celui-ci, sa femme et son héritier disparaissent à
quelques jours d'intervalle, peut-être empoisonnés, laissant pour toute
lignée un seul petit garçon : le futur Louis XV.
Saint-Simon a plus de chance avec son joker :Philippe
d'Orléans, le neveu de Louis XIV, un libertin accompli qui prend le
pouvoir par intérim et devient le Régent. Mais sous son règne, les
expériences politiques du duc se soldent par un échec qui laissera le
champ libre à la bourgeoisie.
Libéré
de ses ambitions politiques, il ne reste plus au à Saint-Simon qu'à se
retirer et à utiliser son impressionnante documentation pour accomplir
enfin ce à quoi il a toujours aspiré. Alors, d'un trait dit-on naissent
ces « Mémoires », un monument d'écriture et de subjectivité. D'autres
diront : de partialité, d'injustice. Cette gigantesque fresque, ces
portraits fameux, guidés par des sentiments de ferveur et d'aversion,
dessinent une comédie humaine dans une langue fulgurante, vive,
elliptique qui en fait une des choses les plus fortes jamais écrites en
français.