Lorsque la fiction s’empare de sujets graves et clivants, comme celui des migrations contemporaines avec leur cortège de malheur, de mort et d’exclusion, il est des écueils dans lesquels il lui est parfois difficile de ne pas tomber. Celui de la légitimité à parler à la place des personnes concernées, d’abord, et celui d’un regard qui, tout en cherchant paradoxalement à mobiliser les consciences, met parfois à distance, rejette dans l’altérité radicale, autorisant le déni, voire le rejet. Passeport fait le choix d’un regard respectueux des personnes et des faits et contourne avec brio ces écueils.
Au lever de rideau, à l’avant-scène, 6 personnages nous font face : Lucas, né aux Comores mais adopté par des parents calaisiens ; Jeanne, née à Toulouse de parents maliens ; Haroun, Indien ; Ali, Syrien de père kurde ; Yasmine, née à Landernau de parents algérien et marocain et Issa… qui a oublié qui il est après une agression. Cette entrée en matière, opérée par un narrateur, nous plonge d’emblée dans la complexité des situations. Les individus ne sont pas assignables à des identités, ils échappent en permanence à ces assignations, car elles sont le fruit de tissages complexes de relations humaines et de rencontres. Cette manière d’envisager la question migratoire, de la décontextualiser de son extrême contemporain avec la mass-médiatisation audiovisuelle que l’on connaît depuis 2015, de l’incarner aussi par des parcours de réussite, d’espoir ou sous l’angle du déclassement social évite tout cliché misérabiliste et également son envers, toute contre-représentation héroïque. Ceux qui ne sont appelés « migrants » que par ceux qui pensent ne pas partager leur sort ne sont jamais considérés avec misérabilisme comme des subalternes « à sauver » ou encore comme des héros d’exception, à admirer : un piédestal reste un déséquilibre. Au contraire, tout ici, dans les choix de mise en scène, dit l’interchangeabilité des rôles : tous peuvent jouer tout le monde, ou encore tout un chacun : un bénévole, un médecin, un policier, un exilé… Ici, la virtuosité dramaturgique habituelle des pièces de Michalik ‒ dans lesquelles, en un clin d’œil (une tenture, un accessoire, une ambiance sonore) on change d’espace et de temps, en une phrase, on change d’interlocuteur et de statut, de manière dynamique et extrêmement rythmée ‒ prend un sens beaucoup plus profond. En s’attaquant aux projections possibles des spectateurs, en les faisant sans cesse se mouvoir et évoluer, la mise en scène parvient à décentrer les regards et à mettre à distance les préjugés, mais pas les personnages. Cela va même jusqu’à la manière dont les rebondissements romanesques sont orchestrés : ils jouent sur nos fausses croyances, décalent nos perceptions des situations et des relations.
Combien de familles françaises se reconnaîtront dans le dialogue entre Jeanne, journaliste, et Michel, le père de famille militaire qui s’affrontent, à table, autour de la sempiternelle question de l’accueil de « toute la misère du monde » ? L’ignorer serait terrible. Ne pas le savoir, peut-être pire encore. Si ces moments paraissent plus didactiques que d’autres, ils ont le mérite d’exister, de poser les choses à plat, de donner des informations (statistiques et étymologiques, concernant notamment ladite « jungle » de Calais, motivées par le statut de journaliste de Jeanne), de combattre des préjugés tout en évitant de condamner les personnages : Michel n’est pas que réac, il est aussi pétri de sentiments, comme tous les personnages de la pièce, et c’est aussi cela qui la rend belle et accessible au plus grand nombre. Il est question d’amour, d’amitié, d’espoir, de résilience, de grands sentiments, certes, mais toujours au service du sens : celui qui nous permet de renouer avec notre humanité, avec la part d’étrangeté qui est en nous-même, puisque le vrai propos de la pièce est celui-ci. Et si les histoires d’amour et de famille sont un bon levier pour jouer sur la proximité affective avec les personnages et exercer notre empathie, tout n’est pas idyllique.
La force de l’Etat-nation, son omnipotence, c’est le terme de « Passeport », dès le titre, et symboliquement le passeport comme levier principal de l’intrigue et de ses rebondissements, qui l’incarnent.
Mais cette mise en œuvre d’un cosmopolitisme ordinaire venant élargir la conception de l’Etat-nation on la retrouve aussi dans la pièce traitée avec beaucoup d’humour, par l’usage des langues, notamment, le franglais, les traductions d’Haroun, pour permettre à Issa et Ali d’échanger etc. Cet humour verbal passe aussi par les caractères : Jeanne est une jeune femme très drôle et ses répliques n’hésitent pas à déminer les idées préconçues, Haroun est un personnage bonhomme et très avenant, Issa est tendrement lunaire au départ. Et c’est cet humour teinté de tendresse qui, au fond, est une des plus belles réussites de cette pièce.
Nous le disions, lorsque la fiction s’empare de sujets graves et clivants, elle court plusieurs écueils. Mais en optant pour l’absence de surplomb, l’authenticité (on imagine à la fin de la pièce que les photographies projetées sont celles de la famille des comédiens eux-mêmes), la proximité par la tendresse et l’humour, le public s’approprie cette histoire. La question de la migration est la sienne. L’interchangeabilité des conditions au cœur de la mise en scène met en abyme ce décentrement du spectateur. Lui aussi part à la découverte de la différence et de l’altérité en lui, avec, et grâce aux autres. Réussir une telle gageure – une pièce accessible, touchante, drôle tout en restant profonde sur un tel sujet – manquait, l’équipe du spectacle l’a fait.
Virginie Brinker
[1] TASSIN, Étienne (2003) : Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits. Paris, Seuil, p. 144.
[2] AGIER, Michel (2019) : « Le cosmopolitisme des migrants : déplacements, frontières, territoires ». L’Autre, 20, 228-239. URL : https://doi.org/10.3917/lautr.060.0228, p. 233.
[3] Ibid., p. 234.
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