Après leur acclimatation en Enfer, les nus de dos commencent vers 1435 à se présenter à la Porte du Paradis (Lochner) pour y pénétrer vers 1500 (Bosch). Juste avant la Renaissance, ils colonisent de nouveaux contextes : didactiques, érotiques ou paragoniens.
Article précédent : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)
Le nu de dos au Paradis
Ce motif extraordinaire, qui apparaît brutalement, sans généalogie évidente, constitue la première brèche dans la vision médiévale et péjorative du nu de dos.
Les Elus à la porte du Paradis
Dès l’époque romane apparaît l’idée d’une symétrie entre l’Entrée de l’Enfer, pour les Damnés et l’Entrée du Paradis, pour les Elus : les arrivants, nus ou vêtus, sont représentés de profil.
Frère Laurent, 1294 BnF MS fr. 938, fol. 37, Gallica
Ici c’est Saint Pierre qui accueille de hauts personnages à la porte du Paradis, représentée par un portail gothique, par lequel on peut voir un roi déjà entré. L’enlumineur n’a pas su représenter le mouvement : tous les personnages sont vus de face ou de profil ; et il n’a pas mis de porte côté Enfer.
Dans le Speculum humanae salvationis, l’image du chapitre 40 est consacrée au Christ du Jugement dernier, séparant les Elus et les Damnés (l’image en regard étant la Parabole des Talents) [12]. Dans ce manuscrit, une des plus anciennes versions connues, l’enlumineur a supprimé toutes les portes, mais a tenté de résoudre la question du mouvement :
- côté Paradis, il a placé un ange au premier plan, repoussant vers l’arrière un groupe d’Elus en adoration, la moitié vue de face et l’autre de dos ;
- côté Enfer, les Damnés sont vus de profil, poussés et tirés par des diables.
1407, retable Schrenck, église St. Peter, Munich
Au début du XVème siècle, ce retable développe encore la symétrie entre la porte du Paradis, identifié avec la Jérusalem céleste, et la gueule de l’Enfer. Les Elus et les Damnés, tous vêtus, sont montrés de profil.
Fra Angelico, 1425-30, Musée San Marco, Florence
Dans son premier Jugement dernier, Fra Angelico représente les Elus admis dans la ronde des Anges, auréolés et revêtus de leurs habits terrestres. Deux âmes vues de dos, prêtes à entrer par la porte du Paradis, dépouillées de leurs singularités pour revêtir un uniforme blanc, s’engagent dans le rayon de lumière.
L’innovation de Lochner
Stefan Lochner, vers 1435, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne
Pour expliquer cette extraordinaire composition, il a été suggéré que Stephan Lochner, qui aurait pu voir en Italie de l’oeuvre de Fra Angelico, y aurait trouvé l’idée de sa porte du Paradis, au travers de laquelle se presse la foule des Elus. Les différences sont néanmoins flagrantes :
- portail d’une cathédrale gothique au lieu de porte d’une ville ;
- présence de Saint Pierre à l’accueil ;
- pas d’auréoles, les Elus sont nus et gardent les insignes de leur charge (tiare, couronne), même une fois passées la porte ;
- embrassades sensuelles avec les anges, au lieu d’une ronde sage.
A la lumière des exemples que nous avons suivis depuis l’époque romane, l’innovation du jeune Lochner, cette foule de nus de dos qui se presse par le portail, apparaît moins comme une création ex nihilo que comme le regroupement et la conséquence logique d’idées déjà apparues auparavant, servies par une technique graphique supérieure.
Cette image, tout à fait exceptionnelle, pour un Speculum, est sans doute le tout premier Jugement dernier panoramique, entre la porte du paradis et la gueule de l’enfer (figurée par un crâne monstrueux dressé à la verticale).
La composition de Lochner reste néanmoins proprement révolutionnaire.
Van der Weyden, 1443-52, Hôtel-Dieu de Beaune
Pour comparaison, une dizaine d’années plus tard , Van der Weyden utilise la même idée du portail gothique comme entrée du Paradis : mais les Elus s’y présentent de profil , et il n’y a aucun nu de dos dans tout son Jugement Dernier, Enfer compris.
L’ascension des Elus La Chute des Damnés
Dirk Bouts, vers 1450 ou 1468-70, Palais des Beaux Arts de Lille
Ces deux panneaux en revanche exploitent pleinement le nu de dos.
A gauche, un groupe mélangé d’Elus, trois hommes et de trois femmes vêtus d’un linge, sont conduits par un ange vers la fontaine aux quatre fleuves, au centre du Paradis Terrestre : tous sont vu de dos (sauf une des femmes), selon la convention de la marche en avant. On distingue au fond d’autres colonnes guidées chacune par un ange : elles convergent vers une colline d’où leur ange décolle, transportant les Elus un à un vers le paradais céleste.
A l’opposé, à droite, les Damnés chutent vers l’Enfer, chacun tourmenté par un démon individuel. La seule femme, au premier plan, s’arrache les cheveux de désespoir et se cache un oeil pour ne pas voir. Le désordre des corps suit une certaine logique, si l’on lit deux par deux les figures recto verso :
- en haut deux couples unis ;
- en bas deux couples disjoints, comme séparés par l’impact.
Or dans chacun de ces couples disjoints, la figure vue de face est en cours d’aveuglement (la femme d’elle-même, l’homme par la griffe d’un démon) : comme si la Chute rompait le dernier lien des Damnés vers le spectateur.
Ainsi dans les deux panneaux la vue de dos prend-elle une forte valeur sémantique, soulignant :
- côté Paradis, que les Elus ont le regard uniquement tourné vers l’Au-delà, au fond et en haut du panneau ;
- côté Enfer, que les Damnés perdent la vue vers l’En-Deçà, le monde du spectateur, en avant et en bas du tableau.
D’après Dirk Bouts, Alte Pinakothek, Münich
La datation du tableau a fait l’objet d’une querelle d’érudits :
- pour la majorité, les deux panneaux sont les volets d’un Jugement Dernier commandé à Bouts en 1468 par la ville de Louvain, et dont la composition générale aurait été conservé par la copie de Münich ;
- pour A.Châtelet [13], le tableau de Münich ne prouve rien (il serait non pas une copie, mais un assemblage de morceaux) et les panneaux de Lille remonteraient, pour des raisons stylistiques, aux années 1450 : ils seraient donc contemporains du polyptyque de Beaune.
Si Châtelet a raison, l’utilisation massive de la vue de dos fait de Bouts, en 1450, un innovateur très audacieux. Si les panneaux datent de 1468, les vues de dos s’inscrivent plus naturellement dans la mode de l’époque.
Maître François, vers 1470, Chicago Art Institute
Le mouvement inverse des Elus vers le fond, en vue de dos, et des Damnés vers l’avant, en vue de face, est orchestré par les deux phylactères qui sortent de la bouche du Christ :
Venez les bénis de mon père, et nous posséderez le royaume, Mathieu 25:34
Partez, maudits, dans le feu éternel, Mathieu 25:41
venite benedicti patris mei posside(n)te regnum
Ite, Maledicti, in Ignem aeternum
On remarquera que les fesses des élus sont savamment cachées.
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdansk
C’est dans cette ambiance iconographique que, trente ans après Lochner, Memling aboutira à cette apothéose du nu de dos en rajoutant deux nouvelles idées qui améliorent encore le rendu d’un mouvement continu :
- au fur et à mesure qu’ils montent au paradis, les Elus se retournent progressivement ;
- ils retrouvent en haut de l’escalier leur singularité et leurs habits terrestres (l’inverse du dépouillement imaginé par Fra Angelico).
L’uniformité du nu debout de dos est prise ici comme une qualité des Elus, tandis que les Damnés font le chemin inverse : de la vue de face à la multiplicité des contorsions et des chutes, par les trois chemins de l’Enfer.
Quelques Paradis isolés
Les Visions du chevalier Tondal, vers 1475
Ecrit deux siècles avant la Divine Comédie, Les Visions du chevalier Tondal décrivent elles-aussi un voyage au travers de l’Enfer et du Paradis. Le seul manuscrit illustré qui subsiste, attribué à Simon Marmion [14], est très stéréotypé :
Simon Marmion, 1475, Les Visions du chevalier Tondal, Getty Ms. 30
Le chevalier se trouve nu à gauche de l’image, guidé par un Ange. Il est vu de face, sauf au folio 14 où la vue de dos s’explique par la présence du sentier, pour traduire la marche en avant.
La Cité de Dieu
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11 fol 452v
Les Ames se disposent en courbe, entre celle de la rivière et celle du Ciel. Presque toutes sont vues de profil, et la vue de dos, trop inconvenante, est remplacée par le soleil.
Les Heures Hastings, vers 1480
Master of the First Prayer Book of Maximilian, Bruges/Gand, vers 1480, Add MS 54782 fol 230v
On doit à l’extrême technicité de l’école brugo-gantoise cette vision extraordinaire d’anges aux robes dorées et blanches, qui décollent de la planète pour transporter les Ames au Paradis, dans toutes les poses possibles. L’aile ou le bras de l’ange viennent opportunément sauver la pudeur des deux âmes féminines vues de face.
La Divine Comédie de Botticelli, 1480-95
Mis à part l’une des Trois Grâces du Sacre du Printemps, l’oeuvre de Botticelli ne comporte aucun nu de dos debout, sauf dans quelques dessins illustrant la Divine Comédie.
L’édition imprimée de 1481
La toute première édition imprimée, édité en 1481 par Cristoforo Landino [15], comporte en tête de chaque chant une illustration gravée par Baccio Baldini, d’après des dessins qui, d’après Vasari, seraient de Botticelli. Ces gravures suivent la norme habituelle : Dante et Virgile habillés en présence de nombreux nus.
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Or dans les trois livres les nus de dos sont pratiquement exclus, même lorsque la situation s’y prête, comme dans ces deux marches circulaires.
Botticelli, Les pénitents morts de mort violente et la rencontre avec Sordello
L’unique nu de dos de l’édition Landino apparaît dans cette image en deux temps, où les deux voyageurs sont d’abord entourés par les pénitents, puis montent sur la colline où ils rencontrent Sordello : « tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux » [16] . Le nu de dos est nécessaire pour traduire cette idée d’encerclement. Le nu féminin vu de face, à gauche, est celui de la Dame de Brabant, mentionnée dans le texte.
Il est intéressant de comparer cette illustration avec celle de la main de Botticelli, qui conserve la même structure en deux zones mais utilise intelligemment deux nus de dos :
- le premier complète l’encerclement,
- le second, tourné vers Sordello, anticipe l’échappée des deux héros vers la colline.
La première édition imprimée de la Divine Comédie est donc extrêmement pauvre en nus de dos, aussi bien pour l’Enfer que pour le Paradis : comme si la formule, déjà courante en 1480, restait inconvenante pour le grand public.
Le manuscrit pour Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis
Ce manuscrit luxueux commandé à Botticelli vers 1480 est resté inachevé : la plupart des illustrations sont à l’état d’esquisses à la pointe d’argent, conservées aujourd’hui dans deux bibliothèques [17].
Botticelli 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin
Les nus vus de dos y sont extrêmement rares : on n’en compte que deux dans l’illustration pourtant la plus propice, celle du péché contre nature.
La plus grande concentration illustre, comme d’habitude, le châtiment des devins qui marchent la tête à l’envers.
Botticelli, 1480-95, Bibliothèque apostolique vaticane
On sait que Botticelli a consacré beaucoup de temps à ce projet, et s’est documenté auprès des meilleurs commentateurs de l’oeuvre de Dante pour parvenir à une topographie très précise des Enfers [18].
Les géants (Enfer, chant XXXI)
La scène qui va nous intéresser maintenant se passe tout au fond du trou, entre le huitième cercle (Châtiment de la Ruse et de la tromperie) et le neuvième (Châtiment de la Trahison).
!
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Dante et Virgile entendent tout d’abord, retentir le cor de Nemrod « dont le son aurait étouffé celui du tonnerre ». Ensuite, ils rencontrent Ephialte, « par cinq fois enchaîné ». Enfin ils demandent à Antée de les prendra dans sa main pour les faire descendre au fond du puits.
Tandis que l’illustration de 1481 montre les trois géants vus de face, le détail de la carte des Enfers en montre deux vus de dos.
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin
L’illustration détaillée en explique la raison : pour rester fidèle à la convention graphique de sa vue d’ensemble, Botticelli montre les voyageurs contournant le puits par l’arrière : les premier géants qu’ils rencontrent sont donc nécessairement vus de dos, puisqu’ils sont les gardiens du puits. Botticelli a rajouté sur l’avant trois autres géants mentionnés par le texte sans identité précise.
Le châtiment des traîtres (Enfer, chant XXXII)
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin
L’illustration suivante montre très logiquement les pieds des trois premiers géants , cette fois vus de dessous.
Une convention médiévale ?
Quinze ans après que Memling ait porte le nu de dos au pinacle dans son Jugement Dernier, sa quasi-absence chez Botticelli interroge. S’il en a peint, ils ont pu disparaître lors du Bûcher des vanités de 1497, où on sait qu’il a lui-même jeté au feu des nus d’inspiration mythologique. Mais pour la Divine Comédie, bien avant Savonarole et la réaction puritaine, rien de l’empêchait de profiter de la liberté que lui offrait le thème, comme l’avait fait dès 1450 l’illustrateur du Yates Thompson MS 36.
La seule explication est que pour illustrer la Divine comédie, à la fois texte fondateur de la littérature italienne, et topographie jugée par beaucoup véridique de l’Au-Delà, Botticelli s’est conformé vis à vis du nu de dos à la convention médiévale de bienséance : ne pas le censurer absolument, mais l’éviter sauf stricte nécessité.
Des jalons dans le Jardin
Concluons par un autre artiste qui, en pleine Renaissance, pousse à l’extrême l’état d’esprit médiéval. Raison peut être pour laquelle il n’utilise que très rarement les nus de dos.
Bosch, 1490 , Palazzo Ducale, Venice
La disposition originale des quatre panneaux n’est pas connue, mais son iconographie, comme l’a montré A.Châtelet, est fortement liée à la légende du chevalier Owein parcourant l’Enfer et le Paradis (notamment la scène où les damnés tentent de sortir d’un lac glacé et y sont repoussés par des démons).
Bosch développe verticalement et scinde en deux ce que Bouts avait regroupé dans un seul panneau : la Marche dans la Paradis terrestre, et l’Ascension vers le Paradis céleste. Il ne conserve à côté de l’ange qu’un seul nu de dos, dont le rôle est clairement compositionnel : amorcer le mouvement du regard vers le haut .
Bosch, 1501-16, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne
Le nu de dos qui lève sa sacqueboute dans le coin inférieur droit de ce panneau, joue le même rôle d’amorce, pour un parcours maintenant en zig-zag.
Mis à part ces cas isolés, tous les nus de dos de Bosch se concentrent dans une seule oeuvre : le triptyque du Jardin des Délices.
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid
Dans le panneau droit, les trois nus de dos servent d’introduction à la figure principale : le monstre mi-poulet mi-oeuf dans lequel on pénètre par l’arrière.
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid
Dans le panneau central, plusieurs nus vus de dos jalonnent le parcours du regard : ils facilitent la perception du grand mouvement d’ensemble des habitants du Jardin : aller depuis la tour de gauche (en jaune) et retour vers la tour de droite (en bleu).
Si Bosch avait conçu les vues de dos comme démoniaques et sulfureuses, il n’aurait pas manqué d’en truffer ses Enfers : preuve a contrario qu’elles ne l’étaient plus depuis longtemps. Bien au contraire, c’est c’est dans son Paradis qu’il les dispose parcimonieusement, pour leur intérêt graphique : attirer et guider le regard.
Le nu de dos : autres cas
Un nu de dos apocalyptique (SCOOP !)
Ce nu de dos est si exceptionnel, qu’il est considéré comme le témoignage majeur de l’influence italienne dans les manuscrits gothiques anglais. Otto Pächt ( [19], p 54) le compare aux satyres dansants vus de dos des sarcophages antiques, et y voit un tubicinus, le héraut sonnant de la trompette en tête des processions triomphales. D’autres commentateurs ont noté l’exagération de la torsion, mais deux points essentiels ont été omis :
- les jambes, le bras gauche et le visage correspondent à une vue de dos, mais le torse et le visage sont vus de face ;
- le vent souffle de la gauche, comme le soulignent fortement le drapeau et le ruban des cheveux.
Nous sommes donc en présence d’une figure paradoxale : un être qu’on peut voir à la fois de face et de dos, et une trompette qui souffle contre le vent.
Cette anatomie monstrueuse, exceptionnelle par le réalisme son modelé, n’apparaît pas ex abrupto dans le manuscrit : elle est annoncée par d’autres drôleries.
Des jambes vues de dos avec une tête aux oreilles d’âne, des jambes vues de face avec une tête d’ours.
Un homme qui embouche un oiseau tandis qu’un chien armé d’un glaive lui renifle les fesses, un centaure vomissant une tige : les deux vus de dos et ayant pour seul vêtement une capuche autour du cou.
Ce mélange du goût médiéval avec un style antiquisant apparaît moins isolé depuis la découverte en 2004 d’un autre psautier anglais de la même époque :
Selon Stella Panayotova ( [20], p 74) cet athlète illustrerait le mot lutum qui termine la page précédente, et serait à double lecture :
- le lecteur courant comprendrait le mot « lutum » dans son acception courante, « ordure », et l’associerait au geste scatologique de la main droite ;
- le lecteur lettré se souviendrait qu’il désigne aussi le sable ou la poussière dont s’enduisaient les lutteurs antiques.
On trouve dans le même psautier deux exemples de sonneurs de trompe en vue de dos :
- l’un ingère une fioriture par derrière et pète dans son engin, inversant ainsi le cours naturel des choses ;
- le second, à droite, présente un contrapposto entre les jambes et le torse (moins exagéré toutefois que dans le psautier Ormesby).
Pour Stella Panayotova ([20], p 18), ces vues de dos sont un trait de virtuosité italianisant, qu’on trouve dans les polyptiques siennois de la même époque. Ils s’associent ici à la nudité autorisée par les drôleries, dans une sorte de maniérisme spécifique à l’école d’Angleterre de l’Est, au début du 14ème siècle.
Dans ces psautiers, l’illustration quasi exclusive de l’initiale D du Dixit dominus est celle dite de la « Trinité du psautier », où la colombe figure entre le Père et le Fils, représentés de manière symétrique. Ici, le maître d’Ormesby semble être revenu à la forme archaïque de la Binité : en fait, il a exporté la Troisième personne au dessus de l’initiale, sous la forme d’une Sainte Face [19a].
Une autre particularité est le tabouret empli de guerriers, placé uniquement sous les pieds du Fils (alors qu’il est habituellement symétrique). L’illustrateur a voulu rendre scrupuleusement le texte du psaume 110 :
Yahweh a dit à mon Seigneur: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. »
Autre particularité : on voit autour de cette Binité les éléments spécifiques d’une Vision divine :
- les deux séraphins à six ailes de la Vision d’Isaïe (dont les mains jointes imitent celles du Père et du Fils),
- les roues de feu de la vision d’Ezéchiel ;
- les passereaux aux quatre angles, à l’emplacement habituel des quatre Vivants ;
- une porte ouverte dans ce temple cosmique.
On ne peut ici que rappeler le tout début de la Vision de Saint Jean :
« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite ». Apocalypse 4,1
Notre héraut vu de dos est donc, comme souvent, à la fois une drôlerie et un commentaire de l’image principale : il ajoute un élément apocalyptique à une Binité du psautier, conçue comme une Vision divine.
Sur la disposition inhabituelle d’un autre élément apocalyptique, le couple Lune / Soleil, voir Les inversions topographiques (SCOOP).
Le nu de dos didactique
En dehors des Jugements derniers terrifiants et des Paradis édifiants, l’élite culturelle commence, au XVème siècle, à porter sur la nudité un regard qui n’est plus uniquement celui de la Honte, de la Chute et de la Souffrance : créé à l’image de Dieu et en lien avec le Cosmos, le corps humain devient un objet d’admiration.
Freres de Limbourg, 1411-16, Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly Ms.65, f.14v
Ce diagramme unique met en relation les Quatre Humeurs (dans les angles) et les douze Signes du zodiaque qui agissent sur le corps humain. La figure recto-verso, quasiment unique dans l’iconographie, appelle des interprétations dichotomiques : Soleil / Lune, Occident / Orient, Jour / Nuit, Bien / Mal, qui ont été critiqués par Harry Bober ( [21] , p 19). Pour ce spécialiste, la miniature serait plutôt le résultat de la fusion de deux images habituellement séparées : l’homme zodiacal et l’homme veineux (souvent vu de dos), en relation avec la pratique de la saignée selon les influences astrales. L’absence de toute indication sur le corps vu de dos résulterait de l’inachèvement du manuscrit (les pages vierges adjacentes auraient pu être destinées à des textes explicatifs).
Quoi qu’il en soit, l’homme blond vu de face, qui regarde le lecteur et porte toute les indications astrologiques, est l’image du corps dévoilé, déchiffré, expliqué : une sorte d’écorché avant la lettre.
En contraste l’homme brun qui tourne le dos au lecteur ne regarde que le firmament peuplé de mille nuages : son coude replié suggère qu’il est en train de prier devant les mystères de l’Univers.
Cet homme Janus, une face vers l’ici-bas, une autre vers l’au-delà, illustre bien l’équilibre que le Moyen-Age finissant essaie encore de tenir, entre science et mystique, entre l’explication qui peut guérir, et la foi aveugle qui sauve.
Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2
Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain [22]. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.
Le schéma masculin comporte en plus seize signes géomantiques formés de points, tracés une première fois sur les deux moitiés du corps, et une deuxième fois sur les écus, accompagnés de leur nom latin.
Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d‘une autre main que le corps du manuscrit :
La Lune se dissout douze fois dans le soleil
Le soleil est visible dans les douze signes toute l’année
Dye můn lofet XII mal um dy sunne
Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang
Implicitement, l’artiste place la Femme dans le camp de la Lune et de ses phases, avec cette serviette qui la masque partiellement .
Autant l’homme vu de face pouvait être représenté en sous-vêtement, autant la femme, n’en portant pas, obligeait à la vue de dos : en 1450, les fesses et les seins ne sont plus des parties honteuses, seul importe de cacher le sexe, même au regard des astres.
Logiquement, ceux-ci ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit des organes, tout comme pour l’homme. Sur ce point voir lune/soleil : autres thèmes.
Le nu de dos érotique
« L’illustrateur plein d’esprit d’une version italienne du roman de Lancelot voit son jeune héros frappé par la flèche de l’Amour non pas à l’œil, mais à l’entrejambe. La silhouette inhabituellement vue de dos fait de lui, comme nous, un spectateur extérieur de Guenièvre qui passe. Il révèle également sa croupe toute en courbes et ses jambes élégantes, typiques des modes de la fin du XIVe siècle qui ont commencé à érotiser le corps masculin pour la première fois. Le corps masculin était tout aussi strictement contrôlé dans la culture médiévale que celui de la femme. À mesure que les vêtements masculins devenaient plus serrés, le pourpoint mettait en valeur les larges épaules et la taille fine, tout en rendant plus visibles les fesses et les jambes, auparavant recouvertes de longues robes. » Michael Camille, The medieval art of Love, p 40
Master of the Judgment of Paris, 1450–1455, Burrell Collection, Glasgow
Il y avait déjà eu auparavant des représentations de la scène avec des déesses demi-nues (dans les manuscrits de l’Epitre Othea notamment), mais ce panneau florentin se risque à montrer les trois déesses entièrement nues et parfaitement identiques, comme pour compliquer la tâche de Pâris.
Comme l’a noté Jerzy Miziolek [23], un autre cassone de Vérone suit la même composition avec les trois déesses entièrement nues, celle vue de dos fermant la marche : c’est donc la circonstance, nuptiale et privée, qui autorise ces audaces.
Le Rêve de Pâris
A la même époque, au Nord des Alpes, la femme nue vue de dos apparaît dans l’iconographie plus riche du rêve de Pâris : endormi près d’une fontaine, il voit apparaître Mercure tenant la pomme, qui le touche de son bâton, suivi des trois déesses tenant un anneau au bout des doigts.
Dans la gravure [24], les banderoles précisent que Pallas offre « la victoire et le pouvoir (plus que Samson) », Junon les « richesses du Monde« , et Vénus les « chaînes de l’Amour ». Au bout de chaque banderole se trouve un élément qui la commente par antithèse : une potence pour le Pouvoir, un ermite pour la Richesse, et la Ville de Troie, bientôt détruite, pour l’Amour.
J’ai tendance à penser que la gravure a été élaborée à partir du moule, puisqu’elle comporte des éléments complémentaires : notamment l’inversion des mains de Pallas qui, pour attirer l’attention, tient une rose devant son sexe. La vue de dos de Junon ne serait donc lié ni à ses qualités propres, ni au texte de sa banderole : simplement à la nécessité de varier la succession mécanique des trois femmes.
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11
En extérieur comme en intérieur, les danses païennes sont dénoncées avec une insistance complaisante.
Maître d’Antoine Rolin, Flandre, 1490-95, BNF, Fr. 9197 fol. 127
Concernant Vénus, l’image suit fidèlement tous les détails du texte :
« une jeune damoiselle qui estoit toute nue et nageant en la mer. Et si tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux acompaignée, qui entour elle volevent continuellement ».
L’illustrateur imagine que son mari Vulcain, juste cité comme « Dieu du feu », en prépare un pour la réchauffer.
Puis le texte décrit ainsi les accompagnatrices :
« et avoit devant elle aussi trois jouvenchelles nues dont les deux regardoient la tierce et la déesse au contraire ne les regardait pas mais leur tournoit le dos« .
Evrart de Conty avait probablement en tête l’image classique des Trois Grâces, dont l’une au centre est vue de dos (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais le texte est si embrouillé que l’illustrateur a renoncé à la suivre, préférant inventer une histoire (probablement inspirée de celle du Bain de Diane épié par Actéon) : une des Grâces repère Apollon qui baisse le regard, les deux autres incitent Cupidon à le viser de son arc. Celle qui est vue de dos est probablement une tentative d’illustrer « mais leur tournoit le dos ».
Robinet Testard 1496-98, BNF Fr. 143 fol. 104v
Dans cette autre version, l’image suit plus fidèlement le texte, qui a été quelque peu clarifié :
« Vulcanus… avoit devant luy aussi trois jouvencelles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la déesse et la tierce au contraire ne les regardoit pas [Vulcain et Vénus] ams leur tournoit le dos ».
La vue de dos n’est plus nécessaire pour traduire cette situation.
Le nu de dos paragonien
Femme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum
On sait que Van Eyck a peint plusieurs tableaux de femmes au bain, aujourd’hui perdus. De l’un il nous reste au moins cette copie tardive. Un autre nous est connu seulement par une description de 1456, par Bartholomaeus Facius :
« Il y a aussi de nobles peintures de lui en la possession de cet homme distingué, Ottaviano della Carda: Des femmes d’une beauté rare émergeant du bain, les parties les plus intimes du corps étant, avec une remarquable modestie, voilées de lin fin ; et de l’une d’elles il n’a montré que le visage et la poitrine, mais a ensuite représenté les parties postérieures de son corps dans un miroir peint du côté opposé, afin que vous puissiez voir sa face postérieure tout autant que sa poitrine. Sur la même image, il y a dans les bains une lanterne qui est comme allumée, une vieille femme qui paraît transpirer, un chiot léchant de l’eau, ainsi que des chevaux, des minuscules figures d’hommes, des montagnes, des bosquets, des hameaux et des châteaux réalisés avec une telle habileté que l’on croirait qu’ils étaient espacés de cinquante milles les uns des autres. Mais presque rien n’est plus merveilleux dans cette œuvre que le miroir peint dans le tableau, dans lequel vous voyez, comme dans un vrai miroir, tout ce que je viens de décrire. » [25]
Ce texte suggère une composition similaire à « Femme à sa toilette » : le miroir placé latéralement côté gauche, et la femme dénudée vue de trois quarts, de manière à ce que le reflet la montre de dos (le mot « terga » et non ‘dorsum » suggère qu’on la voyait intégralement). On peut imaginer que les « bains », avec la vieille femme, se trouvaient côté droit, et que le paysage était vu au travers d’une fenêtre au fond.
Ce procédé est une des tous premières manifestations de la capacité du peintre à montrer simultanément plusieurs vues d’un même objet, ce qui est impossible en sculpture. Sur cette concurrence et sa théorisation, voir Comme une sculpture (le paragone).
Article suivant : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)
[19a]
Douai, BM, 0171 fol 145, IRHT
La seule autre Binité comparable, celle du Psautier de Douai (presque détruit durant la Première guerre mondiale) montre le même artifice : le Saint Esprit est cette fois déporté au centre de la bordure supérieure, sous la forme de Dieu tenant un livre ouvert (bien identifié par son nimbe crucifère). Les onze autres médaillons de la bordure, des figures tenant un livre, sont probablement les Apôtres.
[20] Stella Panayotova, « The Macclesfield psalter » [21] Harry Bober, « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry: Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1948, Vol. 11 (1948), pp. 1-34 https://www.jstor.org/stable/750460 [22] Fac-similés d’Helga Lengenfelder, description du manuscrit https://www.omifacsimiles.com/brochures/cima63.pdf [23] JERZY MIZIOLEK, « THE STORY OF PARIS AND HELEN IN ITALIAN RENAISSANCE DOMESTIC PAINTINGS FROM THE LANCKORONSKI COLLECTION », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 51 (2007), Nr. 3/4, S. 299-336https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2803/1/Miziolek_The_awakening_of_Paris_and_the_beauty_of_the_Goddesses_2007.pdf [24] Max Lehrs, « Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstichs im XV. Jahrhundert » (Band 4, Textbd.), p 136 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1921bd4text/0150/image,info#col_thumbs [25] Michael Baxandall « Bartholomaeus Facius on Painting: A Fifteenth-Century Manuscript of the De Viris Illustribus » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 27 (1964), pp. 90-107 https://www.jstor.org/stable/750513?seq=15#metadata_info_tab_contents
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