Simone Weil est inclassable, anarchiste, chrétienne, intellectuelle, syndicaliste… Sa philosophie est passée à l’épreuve du travail physique et de la condition ouvrière. La lecture de L’enracinement est déroutante : aucun lieu commun, aucun « prêt-à-penser », une exigence et une intransigeance assumée de l’autrice. Il faut s’accrocher, rester concentrée, reprendre le livre à plusieurs reprises pour suivre ce raisonnement qui s’ancre dans la vérité, et l’authenticité à soi et aux autres.
L’enracinement, en quelque sorte, s’attache à définir les mécanismes du sentiment d’appartenance et les manières de l’insuffler. Simone Weil commence son ouvrage par identifier les besoins de l’âme qui complètent nécessairement les besoins du corps. Ces besoins, déjà, sont déroutants, parfois paradoxaux, mais tous argumentés : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie (dont le sommet, la finalité, doit être représenté par un symbole et non pas une personne), l’honneur, le châtiment (comme seul moyen d’être réintégré dans la société après un crime), la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité et l’enracinement.
Elle définit ainsi le besoin d’enracinement page 55 :
« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conservent vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »
S’ensuit une deuxième partie consacrée au déracinement.
Celui-ci peut-être causé par les conquêtes militaires, l’argent et la domination économique, mais aussi par une certaine forme d’instruction. La connaissance théorique du monde remplace l’expérience pratique et les liens de causes à effets ne sont plus vécus dans la chair mais dans l’intellect. Elle écrit p. 58 :
« Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée aux oiseaux.
D’ailleurs le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social, aussi bien chez le paysan qui rêve d’avoir un fils instituteur ou l’instituteur qui rêve d’avoir un fils normalien, que chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains réputés.
Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d’obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’est pas assez intelligent pour devenir instituteur. »
Simone Weil s’emploie ensuite à analyser trois formes de déracinement. Le déracinement ouvrier : l’individu soumis à la machine perd ses racines au profit d’une uniformisation des gestes donc de la pensée. Le déracinement paysan lié à la déconnexion entre la culture citadine et ouvrière, et la réalité des campagnes. Enfin le déracinement géographique lié à la disparition des sentiments d’appartenance à des collectivités, hormis celui de la nation qui a supplanté tous les autres. Les attachements à la famille, la profession, les petites unités géographiques n’ont plus autant de poids, en 1942, que l’attachement à l’Etat et à l’argent.
Dans sa troisième partie sur l’enracinement à proprement parler, Simone Weil aborde les méthodes pour renforcer et canaliser l’enracinement national, pour insuffler une inspiration au peuple, alors nécessaire en ces temps de résistance au nazisme. Elle écarte d’emblée la propagande qui enferme les esprits. Pour insuffler une énergie, il faut des mobiles et l’éducation consiste à susciter des mobiles. Il s’agit alors pour l’Etat d’identifier les besoins latents du peuple et de les exprimer pour les mobiliser. Ces besoins doivent être authentiques et bons. Le problème est alors de discerner ce qui relève d’une profonde authenticité spirituelle (la vérité si chère à Simone Weil) des vils besoins de faire de l’argent par exemple. Chaque besoin, chaque mobile et ses conséquences potentielles doit être inspecté afin d’éviter de propager le mal. Simone Weil parle de direction de conscience à l’échelle de l’Etat.
Ces besoins identifiés doivent êtres exprimés et, afin de mobiliser le peuple, l’Etat doit proposer une méthode, une suite d’actions pour y répondre. Si le mobile exprimé correspond à un véritable besoin, le peuple suivra. Il faut aussi accepter le risque d’erreur. Seul l’application permet de mettre à l’épreuve un besoin identifié. L’enjeu ici est que les Français répondent à l’appel à la Résistance du général De Gaulle contre le nazisme qui s’étend en Europe.
Il ne fait pas perdre non plus de vue qu’une action en entraîne une autre et que les mobiles changent par effet d’entrainement. Régulièrement, il faut réinterroger l’action, ses mobiles et ses conséquences, et toujours les mettre en lien pour s’assurer que les mobiles et les sentiments restent dans le bien. Il ne s’agit pas de prendre goût à la tuerie en luttant au front. En revanche, il est possible de prendre goût à l’entraide de manière générale en aidant des juifs à sortir d’Allemagne. Simone Weil recommande de « toujours choisir les modes d’actions qui contiennent en eux-mêmes un entrainement vers le bien » p. 230. Lucide, elle souligne aussi p. 234 :
« La méthode d’action politique esquissée ici dépasse les possibilités de l’intelligence humaine, du moins autant que ces possibilités sont connues. Mais c’est là précisément ce qui en fait le prix. Il ne faut pas se demander si on est ou non capable de l’appliquer. La réponse sera toujours non. Il faut la concevoir d’une manière parfaitement claire ; la contempler longtemps et souvent ; l’enfoncer pour toujours au lieu de l’âme où les pensées prennent racines ; et qu’elle soit présente à toutes les décisions. Il y a peut-être alors une probabilité pour que les décisions, bien qu’imparfaites soient bonnes. »
Quatre tares selon S. Weil nous empêchent ne serait-ce que de concevoir une vision parfaite de la civilisation : une fausse idée de la grandeur , une dégradation du sentiment de justice, l’idolâtrie de l’argent et l’absence d’inspiration religieuse. La fin de son ouvrage s’attache à la nécessité de « l’esprit de vérité » dans les sciences mais aussi dans la foi. Comme l’art recherche la beauté, la science doit chercher la vérité, mais non pas seulement une vérité liée à l’accumulation de connaissances, plutôt une vérité dans ce que l’on aime. La vérité et la beauté sont indissociables de l’amour que l’on porte à l’objet contemplé. Cet amour de l’ordre du monde, la contemplation gratuite et amoureuse de l’ordre du monde, relève de l’obéissance à Dieu. Et l’homme n’est pas en mesure de discerner où est le bien et le mal dans cette mécanique du monde. S. Weil considère que « l’impartialité aveugle de la matière inerte » (indifférente à l’homme) est le modèle de perfection pour l’âme humaine. Ce modèle que nous n’avons pas la capacité de dessiner nous-mêmes, ni même de juger, perturbés que nous sommes par nos quatre tares cités plus haut. Nous somme ainsi contraints par l’obéissance à Dieu qui se caractérise ici-bas par les nécessités de la matière et de nos corps physiques. Ce qui permet à Simone Weil d’affirmer que « la science entière est un miroir symbolique des vérités surnaturelles » et que « le retour à la vérité ferait apparaître la vérité du travail physique » (p. 316). Ainsi consentir au travail et aux limites du corps est une autre forme de consentement à la mort, donc d’obéissance à Dieu (l’un des besoins fondamentaux de l’âme). Le travail physique devient alors édifiant pour l’esprit. Et Simone Weil de conclure son livre :
« Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel. »
Voilà un ouvrage complexe qui soulève un certain nombre d’idées à l’encontre des pensées mainstream de notre XXIème siècle. Et pourtant, à une époque où les questions du sens au travail et du déracinement identitaire viennent régulièrement perturber l’actualité et les consciences, Simone Weil nous rappelle que la politique peut être envisagée comme un art et qu’il existe des méthode pour insuffler au peuple des directives qui tendent vers un monde meilleur, ou a minima un peu moins pire.
Il est bon, dans tous les cas, de voir le « prêt-à-penser » politique bousculé par une vision révolutionnaire et exigeante, et une vie engagée dans la mise à l’épreuve pratique des propos tenus.
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L’enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain – Simone Weil
(Petit biblio), Payot & Rivages, 2021, 323 p.
Première publication : 1949 Rédaction : 1942