Extrait de mon livre « Peintre à Tunis : Pratique artistique maghrébine et Histoire (L’Harmattan Paris 2006) et qui est ,en fait, le corpus de ma thèse , soutenue en 1977 à la Sorbonne. Chapitre consacrée à la pratique de Bellagha et que je publie sur mon blog, sous forme d’une série de six parties dont celle-ci en est la quatrième
c) A l’enseigne des « Métiers »: Art et Objet d’Art
Ce rapport d’exploitation, que le peintre entretient avec les éléments fétichisés du patrimoine, va nous permettre de comprendre le vrai sens que revêt l’ouverture d’une boutique où le peintre se propose d’écouler sa production. Dans la logique de départ, cette boutique se voulait l’équivalent de l’échoppe d’un artisan de la Médina. Perçue, comme telle, elle concrétisait la volonté d’identification à l’artisan dont le peintre se présentait comme étant le continuateur moderne.
« Les Métiers » est située, dans le quartier d’affaires de la ville européenne de Tunis. Un simple coup d’oeil sur la vitrine nous renseigne sur la catégorie, ou plutôt les catégories, d’objets d’art destinés à la vente: un coffret en bois peint, une coupe en céramique à décor bleu foncé turquoise et noir, une lampe de mosquée, un pan de tissu brodé mis sous cache et encadré, un fixé sous verre représentant Ali terrassant de son épée le roi du Yémen, des cartes postales aux dos desquelles sont reproduites des oeuvres de l’artiste, une page de manuscrit recouverte de calligraphie maghrébine, mise également sous cache et encadrée etc. Toute une gamme de produits de collection, dont l’étalage évoque une petite boutique de marchand de bibelotsd’Orient ou bien tout simplement un magasin d’antiquités.
Nous pouvons constater, tout de suite, qu’il ne s’agit pas, pour l’artiste, d’une collection « d’objet-d’art-témoins » avec lesquels il pourrait entretenir un rapport critique enrichissant. On connaît le rôle que peut avoir la présence d’un objet d’art dans l’atelier d’un peintre ou bien d’un sculpteur. Cet objet signifie, dans la plupart des cas, un regard particulier, une sorte d’interprétation personnelle du monde qui permet à l’artiste de s’objectiver dans le dialogue qu’il établit avec les choses qui l’entourent. Il arrive souvent que ce soit ce regard personnel qui investit l’objet d’une dignité artistique, qu’il n’a pas habituellement. On peut rappeler à titre d’exemple et non de comparaison, les collections de masques nègres de certains cubistes, de galets, de pierres volcaniques de sculpteurs modernes.
Pour l’artiste authentique, son attitude est toujours la même: active et enrichissante. Sa relation amoureuse, on la retrouve aussi bien dans son oeuvre que dans la trace de son regard sur les objets de sa collection. Cette dernière pourrait, parfois, être considérée comme un outil de travail, autant que le pinceau, la couleur, le support, pour un peintre traditionnel. Dans ce cas, il peut difficilement les céder et surtout les vendre. Bien au contraire, il arrive que des amateurs de son art participent à l’enrichissement de sa collection, tel le cas de Henry Moore à qui on a fait cadeau d’un crâne d’éléphant.
Par contre, l‘admiration béate et passive masque un rapport intéressé d’exploitation qui, en se présentant sous les apparences du respect le plus cérémonial, vise la consommation et la réduction de l’objet en marchandise dont la valeur de témoin disparaît sous la somme d’argent qu’elle peut représenter. Et en ce qui concerne l’artiste qui entretient pareille relation, il ne peut nier sa condition d’antiquaire. Car, que signifie, de la part d’un artiste, le fait de découper un manuscrit en morceaux et de le vendre sous forme de petits cadres? Le rapport d’exploitation passe par la mutilation, pour signifier et désigner, concrètement, la violence de son exercice.
Ainsi, l’éthique artisanale, affichée par l’artiste n’est, en fin de compte, qu’une morale de façade qui simule le désintéressement et la volonté d’être authentique, pour mieux masquer ses visées mercantiles. Mais, comme par un juste retour des choses, l’objet d’art réduit en objet de consommation, n’est pas le seul à être dégradé de la sorte. Car, le client bourgeois qui va profiter de ce rapport aliénant, va se priver du plaisir esthétique vrai, et se condamner à un rapport de jouissance purement matérielle, c’est à dire à l’ignorance.
« Alors qu’apparemment, écrit ADORNO, l’oeuvre d’art excite le consommateur par son caractère sensuel, elle lui devient étrangère, aliénée, marchandise qui lui appartient et qu’il craint sans cesse de perdre. La fausse relation à l’art est étroitement liée à l’angoisse de la possession. La représentation fétichiste du bien exploitable dans l’économie psychologique correspond étroitement à la représentation fétichiste de l’oeuvre d’art comme propriété accessible mais susceptible d’être détruite par la réflexion »[1].
[1] T.W. ADORNO: « Théories esthétiques », traduit de l’Allemand par Marc Jiménez, page 25. Ed. KLINCKSIECK, Paris 1974.