Extrait de mon livre « Peintre à Tunis : Pratique artistique maghrébine et Histoire (L’Harmattan Paris 2006) et qui est ,en fait, le corpus de ma thèse , soutenue en 1977 à la Sorbonne. Chapitre consacrée à la pratique de Bellagha et que je publie sur mon blog, sous forme d’une série de six parties dont celle-ci en est la cinquième.
d) Le sens d’une « modernisation »; Qui peint et pour qui?
Se voulant une démarche lucide dont la finalité serait de produire un art tunisien authentique et moderne, celle de cet « artiste-qui-se-dit-artisan » , se révèle, à l’analyse, comme un faux discours qui voile « la nudité du profit sous le manteau, même rapiécé, de la beauté », selon l’heureuse expression de 0. REVAULT D’ALLONNES. Cette conclusion qui vient encore confirmer la franchise de l’exploitation du patrimoine, sous la couverture bienveillante des « Métiers », nous allons en voir l’application, où plutôt la vérification, dans un autre exemple aussi concret. Il s’agit d’une coïncidence entre deux événements artistiques qui ont eu lieu en mai 1974 à Tunis.
Afin de ne pas isoler l’événement de son contexte d’origine, nous allons le présenter à travers un témoignage écrit à l’époque et paru dans un quotidien tunisien. L’article étant rédigé par nous-mêmes nous nous permettons d’en citer de larges extraits[1].
« Par un heureux concours de circonstances, le public tunisois pourra, cette semaine, visiter deux expositions se rapportant toutes deux au même thème et puisant au même patrimoine. L’originalité de la situation, de même que son aspect didactique, provient du fait qu’il s’agit là d’oeuvres réalisées par deux artistes qui se disent artisans. On devine qu’il est question d’Ali BELLAGHA. Mais la surprise nous est venue de la Galerie de l’Information où, depuis quelques jours, se tient l’exposition d’une femme peintre française qui se dit elle aussi artisane moderne et se propose de rénover un art traditionnel tunisien: la peinture sous-verre.
Nicole MOULLARD est restauratrice de profession. Elle est spécialiste des icônes et initiée aux secrets des enluminures qui font le charme de certaines églises du Moyen Orient[2]. Il est donc normal qu’elle s’intéresse à nos fixés sous-verre. Tout comme BELLAGHA, elle dispose d’une habileté technique incontestable. Comme lui, aussi, elle adopte la même démarche qui consiste à transposer dans un matériau moderne des compositions anciennes. Le tout donne à ses travaux une impression de vétusté et d’authenticité rutilante… Il fait bon revenir aux sources… C’est un peu un vent d’orientalisme qui souffle de nouveau sur l’Occident. Un orientalisme qui se veut débarrassé de l’exotisme, trop lié à une vision devenue touristique… Toutefois on ne peut que remarquer la gêne que ressent un public arabisant à lire des oeuvres produites à l’origine dans un contexte socioculturel bien précis.
Car il est bien question, pour certains sous-verre reproduits, de lecture au sens littéral du mot. Cette gêne provient du fait que l’artiste française a recopié, sans en comprendre le contenu, certains textes enluminés tunisiens et algériens du siècle passé. C’est ce qui l’a amenée à commettre des erreurs d’orthographe dans ces textes sacrés. Bien sûr, aborder la question sous cet angle, n’est pas compris dans la règle du jeu! Le propos de Nicole MOULLARD est spécifiquement esthétique.
Même à ce niveau, on peut lui rappeler qu’en matière de signes plastiques, la lettre tue le sens et le sens tue la lettre. Voulant attirer l’attention sur la beauté graphique de la calligraphie arabe, elle oublie que cette dernière n’est nullement de l’art abstrait, tel qu’on l’entend actuellement en Occident… Encore une fois nous nous trouvons devant une interprétation qui frise le kitch et nous rappelle cette mode qui envahit les demeures bourgeoises et qui consiste à décorer son salon avec des « bibelots » qui servaient, il y a peu de temps, d’ustensiles de cuisine à un paysan du Sud. La consommation esthétisante récupère tout. En tant que tel, cet acte de récupération peut constituer en soi un danger: celui de perpétuer 1’incompréhension entre les peuples!
L’art traditionnel tunisien peut constituer en soi une proposition pour des artistes occidentaux. Ceci ne peut que confirmer son universalité. Mais il ne peut être compris que comme proposition… pour 1’élaboration d’une formulation nouvelle qui sera authentiquement occidentale, s’il s’agit d’un peintre de talent tel KLEE ou même PRASSINOS. Sinon, l’approche demeurera superficielle et dénuée de tout sens historique, c’est à dire de sa raison d’exister. Les travaux de Nicole MOULLARD, tout comme ceux de BELLAGHA, participent d’une délectation esthétique qui s’inscrit dans le cadre de la consommation, typiquement bourgeoise, propre à la société occidentale d’aujourd’hui. L’aspect positif de l’exposition de cette artiste française réside dans le fait que par la confrontation de ses oeuvres avec celle de BELLAGHA, elle nous a permis d’éclairer, un peu plus, la nature de cette démarche qui se contente de dépoussiérer les enveloppes et de présenter la création artistique comme une entreprise de restauration archéologique.
Malgré la dimension polémique de ce texte qui le teinte d’idéologie, du fait même qu’il s’inscrivait, forcément, dans ce contexte, il peut, aujourd’hui encore, nous fournir une réponse à la question que nous avons posée: « qui peint et pour qui ? » La similitude entre la démarche d’un peintre qui se dit enraciné et authentique et celle d’une décoratrice de passage, constitue une réponse évidente à la première partie de la question. Quant à savoir pour qui on peint ces objets de décor de luxe, il suffit de rappeler l’appartenance sociale des propriétaires des demeures qui ont besoin de décor; cette classe de gens aisés qui ont soif d’authenticité formelle », afin de compenser le manque d’authenticité qu’ils ressentent dans leur existence concrète.
[1] Naceur BEN CHEIKH « Expositions Nicole MOULLARD et Aly BELLAGHA: une approche qui ne mène nulle part« . L’Action du 15 mai 1974.
[2] Nicole MOULLARD, avant de venir résider quelque temps en Tunisie, avait auparavant séjourné longtemps en Syrie et surtout au Liban.