A travers deux familles typiquement allemandes, l’une prussienne - les Goldschmidt - et l’autre bavaroise – les Effinger - les uns banquiers, les autres industriels, l’histoire de l’Allemagne, de ses réalisations techniques, commerciales et artistiques avant puis après la Grande guerre.
Ce sont deux familles juives, totalement intégrées dans le milieu de la haute bourgeoisie, patriotes forcenées, qui pratiquent leurs traditions religieuses et familiales en toute discrétion, ardemment honnêtes et acharnées au travail. Des modèles de citoyenneté.
La première partie du roman est l’histoire des liens qui se tissent entre ces deux familles : les cousinages : la recherche de beaux mariages y tient une place prépondérante, les jeunes garçons font des études universitaires ou entrent en apprentissage dans les entreprises de leur parentèle …
Je recommande, avant de commencer, de faire une photocopie des arbres généalogiques de tous les personnages car on s’y perd rapidement.
D’autant que certains héros marchent par deux, comme les principaux : Paul et Karl Effinger, Annette et Sofie, et surtout Lotte et Marianne … et surtout, le génie tutélaire : l’oncle Waldemar, juriste renommé et philosophe respecté.
La seconde partie du roman ressort davantage de l’essai politique. Il m’a fourni une réponse à la question que je me posais depuis des dizaines d’années : comment un peuple aussi cultivé, respectueux des normes et du droit naturel, inventif et laborieux que le sont de temps immémoriaux les Allemands a-t-il pu sombrer dans l’horreur du nazisme ? Une réponse : l’usage massif du mensonge …
En fait, le nom d’Hitler n’apparaît qu’en page 678, le mot « nazi » en page 798. Mais la description réaliste, détaillée, mécanique et pratique des malheurs de l’Allemagne de Weimar est éclairante.
La théorie du « coup de poignard dans le dos » donné par les politiciens signataires des traités de Versailles à une armée jamais vaincue, l’idée que les Juifs sont les accapareurs et seuls responsables de l’inflation galopante et de la crise économique mondiale, la désintégration d’une économie largement dépendante de l’étranger … et qu’il faut les chasser, les exproprier, les anéantir … Ces idées s’insinuent tout doucement, les Juifs allemands n’y croient pas. Paul déclare souvent que « Le gouvernement ne ment pas, c’est antipatriotique de ne pas croire à la propagande. »
Ces techniques de subversion des masses, nous les voyons à nouveau sous d'autres procédures aujourd’hui en Europe … et ailleurs. Insidieusement ou carrément, on abreuve le peuple de fausses nouvelles. C’est terrifiant car il est bien connu que « l’Histoire ne se répète pas, elle bégaie. » comme aurait dit Karl Marx … ou Mark Twain …
Sur le plan de la forme, je trouve toutefois que la traduction n’est pas optimale. Certaines expressions sont naturellement difficiles à traduire mais auraient mérité une explication : par exemple la tradition de la « tanzschule », ou leçon de danse … qui fut l’une de mes plus étonnantes découverte lors de mes séjours en RFA dans les années soixante. Car cette habitude de donner des leçons de danse de salon à des adolescents des deux sexes perdurait encore. Inimaginable pour une jeune française … Autre maladresse : employer le mot « office » à la place de « ministère », mais j’ai découvert un nouveau mot : « climatère » dont je laisse à mes lecteurs la peine de découvrir le sens (un indice : carence en œstrogènes).
Bref, l’intérêt de cet ouvrage est à plusieurs niveaux : la réalité des personnages – on évitera les trop longues digressions philosophiques – la description des mouvements culturels et politiques de l’entre-deux guerres – la valeur morale profonde de ces Allemands de confession juive anéantis et dont la créativité manque cruellement à l’Allemagne d’aujourd’hui.
Les Effinger, une saga berlinoise, roman de Gabriele Tergit (1894 – 1982), publié en 1951, traduit de l’allemand par Rose Labourie, postface de Nicole Henneberg, publié chez Christian Bourgois, 950 p, 30€.