En 2021 j'ai lu, mais sur le plan personnel ce fut un peu mon " annuus horribilis ", pour paraphraser Queen E. (Rien de grave cependant, rassurez-vous). Cela a coïncidé avec ma prise de recul par rapport à la blogosphère (qui devient de plus en plus un dinosaure de l'internet 2.0. il faut bien le dire). Ce fut aussi le début de ma relation d'amour-haine avec Instagram (cette pieuvre qui aspire tellement de mon temps de cerveau disponible, il faut bien le dire aussi) que je désinstalle-réinstalle sur mon téléphone à intervalles réguliers.
Bref tout ça pour dire que j'ai eu envie de laisser une trace ici de deux romans parus en 2018 mais lus en 2021, deux romans français, contemporains, et audacieux, tant sur la forme que sur le fond, qui ont définitivement modifié ma façon de voir le monde (et la littérature).
Tous deux utilisent une langue charnelle, puissante et poétique, pour évoquer des sujets qui ne le sont pas moins.L'un a fait pas mal parler de lui, vu qu'il a obtenu le Goncourt : il s'agit de " Leurs enfants après eux " de Nicolas Mathieu. Il a depuis été adapté à la scène (en attendant le grand écran ?) L'autre a eu un écho plus restreint mais bien réel cependant (également porté à la scène), c'est " Arcadie " d'Emmanuelle Bayamack-Tam.
Dit comme ça, ça sonne pas ouf, et pourtant. Centrant son regard sur trois adolescents de conditions sensiblement différentes mais unis par un même désir de sortir la tête du marasme ambiant, il les observe interagir et évoluer dans leur milieu de vie, avec leur famille ou leur bande de potes, sur quatre étés (1992, 94, 96 et 98).
On a décrié ce roman en faisant valoir l'aliénation de ces jeune désillusionnés des années post-guerre froide. Il faut dire que l'auteur excelle à rendre les atmosphères poisseuses de l'ennui adolescent confronté aux limites démobilisantes d'une petite ville de province sans débouchés ni perspectives.
Mais c'est justement ce tableau de l'enfermement social et culturel, transcendé par les fulgurances de l'expérience des sens, de la fureur ou de la haine, qui donne une vraie charge politique et existentielle au texte. L'écriture crue et sensuelle colle au plus près de l'expérience, au ras des épidermes.
Un peu après 15 heures, le temps devint comme une pâte, grasse, étirable à l'infini. Chaque jour c'était pareil. Dans le creux de l'aprem, un engourdissement diffus s'emparait de la cité. On n'entendait plus ni les enfants ni le téléviseurs par les fenêtres ouvertes. Les tours mêmes semblaient prêtes à s'affaisser, hésitant dans les brumes de chaleur.
Avec " Arcadie ", Emmanuelle Bayamack-Tam sort du réalisme pour proposer une utopie contemporaine - et queer - à travers le regard de la petite Farah. Avec ses parents névrosés et sa grand-mère nudiste, elle vit à Liberty House, une communauté libertaire accueillant tous les marginaux, située dans le sud-est de la France et placée sous la houlette lyrique du dénommé Arcady. Sous le soleil provençal, les corps s'accouplent librement tandis que Farah s'interroge sur sa sexualité et son absence de règles. Un événement venu de l'extérieur va troubler la petite communauté et saper les bases même de son fonctionnement en interrogeant ses présupposés politiques non-dits.
Sexualité et politique s'entremêlent donc dans un joyeux foutoir, un laboratoire jubilatoire et picaresque, où l'écriture elle-même réinvente les codes de la narration tout en étant attachée à la beauté stylistique. Bref, une lecture pleine d'une énergie débridée !
À nous tous, archanges érythréens, hermaphrodites énergumènes, syndromes d'Asperger ou de Rokitanski, Vénus noires, bipolaires dépigmentés, exilés du paradis ou réfugiés de guerre, nous ferons masse, nous l'emporterons en nombre. On m'objectera que les révolutions ne font que concourir au maintien de l'ordre, et que la nôtre, ce grand soulèvement pacifique et pathologique, est mal barrée depuis le début. Tant mieux. Moins on nous prendra au sérieux plus l'effet de surprise jouera à fond. On ne nous verra pas venir, mais le jour viendra où nous serons indispensables et c'est à nous qu'on viendra se recharger en vitalité pour guérir de la pourriture. [...]
[...] ma lettre au monde tient en quelques mots, que mes frères humains n'auront aucun mal à traduire, quoi qu'il soit advenu de la langue dans l'intervalle qui nous sépare de son exhumation : " l'amour existe ". [Explicit du roman]