La cuvée "Retour du déluge"

Par Afust
Il y a une paire d'années je proposais, à deux reprises, un papier à "En Magnum". Il s'agissait d'y aborder les convergences entre "vin méthode nature" et vin de messe. Les divergences aussi, bien sur.
Le projet n'ayant pas été retenu, il est retourné dormir dans un tiroir perdu au fin fond des méandres de mon cerveau.
L'heure du rapprochement entre Noé, le premier vigneron, et certains vignerons modernes n'avait pas sonné.

Collection personnelle

Puis, lors de sa visite de Septembre 2023 à Marseille, le Pape François a bu du "vin nature", produit par le Domaine de la Bénisson-Dieu, en Côte Roannaise.
Je me suis dit que c'était con de ne pas avoir sorti le papier juste avant, cette concordance des temps aurait été sympathique. Alors je me suis dit que c'était peut-être le moment de l'écrire ... mais en Septembre, s'il y avait la visite du Pape, il y avait aussi les vendanges. Aussi, puisque je n'avais pas de temps à y consacrer, le projet est retourné sommeiller en attendant des jours meilleurs.
Et en fin d'année, je me suis offert un bouquin paru il y a exactement 3 siècles, en 1723 :

"Manière de bien cultiver la vigne, de faire la vendange et le vin dans le vignoble d’Orléans ;
Utile à tous les autres Vignobles du Royaume, où l’on donne les moyens de prévenir & de découvrir les friponeries des mauvais Vignerons
.‎"

Collection personnelle

Ce livre au titre et au contenu réjouissants a été écrit par le chanoine Jacques Boullay qui y cite abondemment les Ecritures ... que certains de ses contemporains l'ont accusé de n'avoir étudiées que pour y recenser les références au vin.
Il faut dire qu'il y a de quoi puisque, depuis l'Ancien Testament, on y trouverait 441 fois mention de vigneron, de vigne ou de vin.
Enfin, j'ai vu deux dessins de Nicolas Lesaint dont je me suis dit qu'ils pourraient s'intégrer à ce billet, et Nicolas a accepté que je les utilise. On les trouvera donc plus bas car, de toute évidence, il ne me restait plus qu'à mettre tout çà à peu près en ordre et à écrire. Bien sur sous une forme et avec un ton différents de ce qu'aurait été un article dans une vraie revue, tout en étant un mimum sérieux.

De quoi s'agit-il ?
Les premiers rudiments de culture religieuse permettent de savoir que, dans les Évangiles, le vin représente le sang de Jésus-Christ :
« L’heure étant venue, il se mit à table, et les apôtres avec lui. Il leur dit : J’ai désiré vivement manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir ; car, je vous le dis, je ne la mangerai plus, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu. Et, ayant pris une coupe et rendu grâces, il dit : Prenez cette coupe, et distribuez-la entre vous ; car, je vous le dis, je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne, jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu… Il prit de même la coupe, après le souper, et la leur donna, en disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous »
(Luc, XXII, 14-20)

(c) Nicolas Lesaint



Le vin est donc utilisé lors des célébrations eucharistiques,  et partagé entre ceux qui communient (tous les participants ne le peuvent pas forcément) ... mais tous les vins ne sont pas adaptés.
En effet, ce vin ne doit pas avoir été chaptalisé, il doit être exempt d'additifs (on oubliera donc les VDN), et ne doit pas avoir été refermenté (pas de Champagne de messe !).
Car après avoir été sorti de la bouteille, au moment de la consécration,
le vin devient réellement, substantiellement, le Sang du Christ. Pour certains chrétiens, la transsubstantation est en effet la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l'Eucharistie, par l'opération du Saint Esprit. En conséquence de quoi il n'est pas concevable qu'un vin frelaté puisse être utilisé.
La lettre aux évêques
l'affirme clairement en s'appuyant sur le droit canonique :
« le saint sacrifice eucharistique doit être célébré avec du vin naturel de raisins, pur et non corrompu, sans mélange de substances étrangères »
et :
« il est absolument interdit d’utiliser du vin dont l’authenticité et la provenance seraient douteuses. Aucun prétexte ne peut justifier le recours à d’autres boissons, quelles qu’elles soient, qui ne constituent pas une matière valide. »

Notons, en un clin d'oeil, que tout ceci n'est pas toujours exempt de considérations bien plus triviales : classiquement c'est du vin blanc et non rouge qui est utilisé, car il ne tâche ni les tissus de l'autel, ni les vêtements du prêtre.
D'aillers, on trouve certaines de ces questions dans la "Dissertation sur l’hémine de vin et sur la livre de pain de S. Benoist & des autres anciens religieux" de Dom Claude Lancelot, parue en 1667. Par exemple lorsqu'il s'intéresse aux risques qui surviennent lorsque celui qui lit les textes a préalablement communié :

Collection personnelle

(Dom Claude Lancelot était l'un des "Messieurs de Port-Royal". Chargé de l'éducation des Princes de Conti (mais bien avant que la Romanée soit achetée par Louis-François de Bourbon-Conti), il fut également le professeur de grammaire de Jean Racine)
Résumons.
La célébration doit être faite avec du vin naturel de raisins pur et non corrompu, et sans mélange de substances étrangères, qui a été correctement conservé et est donc exempt d'acidité volatile.
On utilisera exclusivement du vin, encore qu'il semble y avoir une tolérance pour le jus de raisin mais pas pour la bière, ou toute autre boisson.
Car ainsi que le droit canon(
Canon N° 924 /Code de Droit Canonique CIC/1983) le dicte :

"§1. Le très saint Sacrifice eucharistique doit être offert avec du pain et du vin auquel un peu d’eau doit être ajouté.
§2. Le pain doit être de pur froment et confectionné récemment en sorte qu’il n’y ait aucun risque de corruption.
§3. Le vin doit être du vin naturel de raisins et non corrompu."

Ou, pour le dire autrement :

322. Le vin de la célébration eucharistique doit provenir du fruit de la vigne (cf. Lc 22, 18), être naturel et pur, c´est-à-dire sans mélange de substances étrangères.

323. On prendra soin de conserver en parfait état le pain et le vin destinés à l´Eucharistie; on veillera donc à ce que le vin n´aigrisse pas, à ce que le pain ne se gâte, ni ne durcisse trop, ce qui rendrait difficile le geste de la fraction.

324. Il peut arriver que le prêtre, après la consécration ou quand il communie, s´aperçoive qu´il n´avait pas versé du vin mais de l´eau dans le calice; qu´il vide alors cette eau dans un récipient et qu´il verse du vin avec de l´eau dans le calice; il le consacrera en disant la partie du récit de l´institution qui se rapporte au calice, sans avoir à consacrer le pain à nouveau.


En outre, on ne doit pas administrer la Communion au calice aux fidèles laïcs si, du fait de la présence d’un grand nombre de communiants, il est difficile d’évaluer la quantité de vin nécessaire à l’Eucharistie. A l'inverse, il faut éviter le risque «qu’il reste trop de Sang du Christ à consommer à la fin de la célébration».
On doit agir de même s'il est difficile d’organiser l’accès des communiants au calice, ou si la quantité de vin requise complique sa traçabilité (provenance et qualité).
Mais, ce vin qui doit "
provenir du fruit de la vigne, être naturel et pur, c'est-à-dire sans mélange de substances étrangères" ressemble à s'y méprendre notre très moderne vin (dit) nature !

(c) Nicolas Lesaint


Sans remonter à nouveau jusqu'à l'Ancien Testament j'ai trouvé, au XIXème siècle, de nombreuses références tant au vin naturel qu'au vin falsifié, sophistiqué ou frelaté (entre autres qualificatifs de la fraude).
C'est le cas d'
Antoine de Saporta, auteur de : "La chimie des vins. Les vins naturels. Les vins manipulés et falsifiés", paru en 1889. 

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Dès la première phrase il donne le ton :

"Témoins d'une évolution assez singulière et malheureusement trop curieuse, les consommateurs de boissons fermentée, surtout ceux des grandes villes, assistent comme spectateurs intéressés à une lutte qui se poursuit entre la chimie synthétique et la chimie analytique. Depuis bien des siècles déjà, guidés par le seul instinct de la fraude, les sophistiquateurs savaient très bien dissimuler avec leus drogues les défauts de leurs vins ; mais ce n'est que depuis peu de temps que leurs successeurs ont appris la chimie et se sont mis à corriger scientifiquement l'oeuvre imparfaite de la nature, pour leur plus grand profit personnel et au détriment de leurs clients. Ils n'ont eu qu'à puiser dans l'immense collection de composés de toute sorte que la science moderne a mis au jour."

C'est peu de dire qu'à l'époque il n'est pas suivi de tous ! J'en veux pour exemple A. Bedel, dont l'exemplaire du : "Traité complet de manipulation des vins" que je possède date de 1894.

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Selon Bedel, au Chapitre X de ce livre :

"Doit-on considérer comme une falsification la pratique qui consiste à introduire dans les vins certains extraits de plantes aromatiques susceptibles de modifier le goût de ces vins, de les gratifier d'un bouquet agréable et même de donner à des produits tout à fait secondaires l'illusion de crus plus célèbres ?
Certains prud'hommes condamnent cet agissement.
En ce qui nous concerne, et ce jugement est partagé par un grand nombre des meilleurs esprits, nopus estimons que jamais on ne saurait trop s'efforcer de parer une marchandises et nous condiérons même que c'est oeuvre méritoire que celle qui consiste à donner aux produits réputés les plus inférieurs et qui, précisément, sont l'apagane des plus pauvres, des semblants de qualité qu'on ne trouve, habituellement que dans ceux qui sont le privilège de la richesse.
"

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Parmi les "prud'hommes" évoqués par  Bedel, on trouve E. de Neyremand.
Auteur du délicieux
« l’art de frelater  les vins », Victor Ernest de NEYREMAND fut avocat puis magistrat.
Né à Colmar en 1830 et membre du barreau de cette même ville, il quitte l'Alsace à l'issue de la guerre de 1870-1871 et est nommé l'année suivante conseiller à la Cour d'appel de Nîmes, où ce livre est publié en 1889.

de Neyremand
défend sa position (et le consommateur) avec une verve enlevée et imagée qui donnerait (presque) envie de rechercher ses autres plaidoiries :

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A ce stade je trouve la chose assez amusante car, sans contester que de Neyremand puisse, sur le fond, être dans le vrai : il n'en reste pas moins que, tout comme nombre de nos vignerons post-modernes, il revendique un passé fantasmé où l'on buvait sec des vins parfaitement purs qui vieillissaient idéalement.
Or c'est un voeu pieu, un fantasme, car tout porte à croire que les vins antiques étaient loin, bien loin, d'être exclusivement composés de raisins.
Ceci dit au delà du fait que faute de solides savoirs faire viticles et oenologiques, j'émets - celà n'étonnera personne - des réserves prudentes sur la vinification nature et ses résultats immédiats et dans la durée.

Quand bien même il y a parfois d'heureuses surprises, par exemple avec ce vin bu début décembre après que je l'ai ramené du Bugey.
Plutôt bien réussi : la texture est agréable et l’aromatique précise et plaisante.

Ce n’est pas super limpide, et il y a un chouïa de gaz carbonique qui vient titiller le palais mais ne rend pas l’ouverture périlleuse ni le vin volcanique. A ce stade ce sont des péchés véniels qui ne remettent rien en cause.

Le reste est sur l’étiquette. Même ce qui ne peut être dit.

Il n'en reste pas moins que, merci de Neyremand, la cuvée "retour du déluge", çà aurait de la gueule ...