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Entretien dans Marianne sur le traitement médiatique des accidents du travail

Publié le 12 janvier 2024 par Lepinematthieu @MatthieuLepine
Entretien dans Marianne traitement médiatique accidents travail

Alors que la France serait, en Europe, le pays où l'on meurt le plus au travail, la question du décès lors de l'exercice de sa profession ne s'est encore jamais imposé comme sujet de débat public. Les médias, qui traitent cette thématique de façon sporadique jouent un rôle majeur dans ce silence, explique à Marianne Matthieu Lépine, auteur du livre L'hécatombe invisible.

En France, près de deux personnes meurent au travail chaque jour, et plus de cent sont gravement blessées, selon les chiffres de l'Assurance maladie. En 2022, c'était 903 personnes qui perdaient la vie en exerçant leur métier. Pourtant, le sujet de la mort au travail n'est que peu traité dans les médias, sauf quand ils surviennent sur un chantier déjà médiatisé, ou dans le cadre de la préparation d'un grand évènement comme les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Si la France semble être le mauvais élève de l'Europe en matière de protection des salariés, c'est sans doute en raison de l'absence de prise de conscience de l'enjeu politique derrière cette hécatombe à bas bruit. Quel est le rôle des médias dans ce silence ?

Professeur d'histoire-géographie à Montreuil, Matthieu Lépine, est l'auteur de l'ouvrage L'hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail (Seuil, 2023). Depuis 2016, l'homme de 37 ans recense sur son compte X (ex-Twitter) tous les accidents mortels relevés en France par ses recherches ou par la presse locale et nationale. Pour l'année 2023, il a dénombré 354 décès au travail, dont 25 pour des travailleurs âgés de moins de 25 ans. Selon ses estimations, basées sur les chiffres officiels, les deux tiers des accidents mortels ne sont jamais évoqués dans la presse.

Marianne : Les médias français s'intéressent-ils correctement au sujet des morts au travail ?

Matthieu Lépine : Je défriche la presse quotidienne régionale tous les jours, on ne peut pas dire que les médias n'en parlent pas, puisque j'utilise moi-même tous ces articles-là. Mais je trouve, que c'est le traitement médiatique qui ne va pas. L'accident du travail est souvent vu comme un objet secondaire, il vient illustrer un sujet principal. Ça va être, par exemple, un sujet plutôt traité pendant la canicule. Tout d'un coup, on va s'intéresser au travail des couvreurs, on va s'intéresser au travail des ouvriers. Mais en réalité, le reste du temps, on n'y intéresse pas, ou alors ça va être en cas de tempête ou parce qu'il y a un lien avec les chantiers des Jeux olympiques et paralympiques.

Je note d'ailleurs une certaine forme d'hypocrisie, parce que lorsqu'il s'est agi de la Coupe du monde au Qatar, on a beaucoup parlé des conditions de travail sur les chantiers. Pourtant, cette critique-là, on l'a beaucoup moins lorsqu'il s'agit de notre pays. Certes, c'est une autre proportion, mais qui, mine de rien, reste importante, notamment au vu des derniers chiffres.

Donc c'est aussi un problème d'angle : les médias refusent d'avoir une approche systémique ?

On parle toujours des accidents au travail sous l'angle du fait divers. Cela participe à relativiser, et banaliser ce sujet, ça revient à voir chaque accident comme des faits isolés, sans lien les uns avec les autres. Alors qu'en réalité, tout ça fait système, parce qu'on a des causes qui sont tout le temps les mêmes. Il y a cette difficulté-là dans le traitement de la presse quotidienne régionale. Quant à la presse nationale, elle ne va prendre ce sujet à bras-le-corps que lorsqu'il va toucher un chantier emblématique, ça sera par exemple le cas pour les morts sur les chantiers du Grand Paris, desquels tous les médias s'emparent. Comme si finalement le reste du temps, il n'y avait pas d'accident du travail.

La vision systémique est complètement absente dans les médias. Quand on lit les articles - qui sont souvent plutôt des brèves, il y a souvent l'angle de la fatalité, qui est mortifère. Parce que dans l'imaginaire de beaucoup de gens, on trouve encore l'idée qu'il y aura toujours des morts au travail, que certains métiers seraient par nature risqués. Ça serait " la faute à pas de chance " et, finalement, les accidents du travail seraient un grand malheur sans cause. Si on s'était dit la même chose il y a un siècle, on serait toujours au même niveau de protection.

Alors évidemment, il y a quelques médias qui s'intéressent à cette question, fort heureusement, mais j'ai tout de même parfois au téléphone des journalistes qui me demandent s'il y a une actualité sur le sujet. C'est une actualité sans cesse, puisque des accidents, il y en a tous les jours !

Vous expliquez sur votre compte Twitter qu'environ deux tiers des morts au travail passent sous votre radar, principalement parce qu'elles ne sont pas traitées dans la presse locale ou nationale. Comment s'explique ce chiffre ?

Il y a certainement des articles qui m'échappent mais je remarque qu'il y a des accidents qui ne sont pas repris par les médias, alors même qu'ils sont au courant. Moi il m'arrive d'être tenu informé d'accidents par des personnes qui ont été témoins ou par des collègues, puis d'interpeller les médias locaux, en leur disant : " Il y a eu un accident tel jour à tel endroit ". Et derrière, il n'y a pas d'article. Pourquoi ? Je sais qu'il y a des enquêtes de l'inspection du travail, des enquêtes de gendarmerie, et que ce n'est pas traité par la presse alors que moi j'ai réussi à en entendre parler sur Twitter.

On voit beaucoup d'articles sur le bien-être au bureau. Avez-vous l'impression que le manque d'intérêt sur la question de la mort au travail vient aussi du profil des victimes - principalement des ouvriers, qui sont assez loin du milieu des journalistes ?

Il y a évidemment une déconnexion. Chez les journalistes comme chez les politiques de façon générale. Il y a une réalité totalement différente entre eux et les victimes de ces accidents graves et mortels. J'hallucine encore de voir des articles sur les accidents du travail illustrés par quelqu'un qui glisse sur une peau de banane. Ça m'arrive souvent de voir ça. BFMTV l'a fait au moins trois fois, au bout d'un moment une erreur qui est autant répétée, c'est un choix. C'est un exemple qui est assez évocateur, et qui soulève la question de l'identité des victimes. Dans les médias, de façon générale, le monde ouvrier n'a pas beaucoup de place. Si on ne s'intéresse déjà pas aux ouvriers quand ils sont vivants, je ne crois pas qu'on va s'y intéresser d'avantage quand ils sont morts.


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