J’ai lu récemment Le Square de Marguerite Duras (1955), qui m’a été offert très aimablement par Eléonore du blog « Du soir en été » et je l’en remercie chaleureusement ! Comme l’un des deux personnages est voyageur de commerce, j’ai pensé que le dialogue ci-dessous coïncidait bien avec mon Mois thématique sur le Voyage.
Pour présenter succinctement ce roman je dirai qu’il se déroule entièrement dans un square et qu’il est essentiellement composé du dialogue d’une jeune bonne à tout faire de vingt ans et d’un voyageur de commerce d’une quarantaine d’années. Tous les deux sont pauvres, astreints à des emplois pénibles, pas très heureux, habitués de la grande solitude. L’homme n’a plus beaucoup d’espérance dans la vie mais il a parfois le grand plaisir de voyager.
Une chronique plus complète de ce livre (avec des précisions sur cette histoire et mon avis) sera faite plus tard, sans doute cet été !
Quatrième de Couverture
C’étaient des bonnes à tout faire, les milliers de Bretonnes qui débarquaient dans les gares de Paris. C’étaient aussi les colporteurs des petits marchés de campagne, les vendeurs de fils et d’aiguilles, et tous les autres. Ceux – des millions – qui n’avaient rien qu’une identité de mort.
Le seul souci de ces gens c’était leur survie : ne pas mourir de faim, essayer chaque soir de dormir sous un toit.
C’était aussi de temps en temps, au hasard d’une rencontre, PARLER. Parler du malheur qui leur était commun et de leurs difficultés personnelles. Cela se trouvait arriver dans les squares, l’été, dans les trains, dans ces cafés des places de marché pleins de monde, où il y a toujours de la musique. Sans quoi, disaient ces gens, ils n’auraient pas pu survivre à leur solitude.
Marguerite Duras Hiver 1989
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Un Extrait page 33-34
– (…) mais enfin, vous savez, j’ai pas mal voyagé quand même et ma petite valise m’a entraîné un peu partout, oui, et même une fois dans un grand pays étranger. Je n’y ai pas vendu grand-chose mais, quand même, je l’ai vu. Et on m’aurait dit, quelques années auparavant, que j’aurais un jour envie de le connaître que je ne l’aurais pas cru. Pourtant, voyez, un jour, en me réveillant, l’envie m’en a pris et j’y suis allé. Si peu qu’il m’arrive de choses, il m’est quand même arrivé celle-là, voyez-vous, de voir ce pays-là.
– Mais, dans ce pays, il y a des gens malheureux, non ?
– C’est vrai, oui.
– Et il y a des jeunes filles comme moi qui attendent ?
– Sans doute, Mademoiselle, oui.
– Alors ?
– C’est vrai qu’on y meurt, qu’on y est malheureux, qu’il y en a comme vous qui attendent, pleines d’espoir. Mais pourquoi ne pas le voir, lui, plutôt que celui-ci où nous sommes, où les choses sont pareilles ? Pourquoi ne pas voir aussi ce pays ? le voir en plus de celui-ci, pourquoi ?
– Parce que, Monsieur, j’ai peut-être tort, vous allez dire, mais cela m’est égal.
– Attendez, Mademoiselle. Ainsi les hivers y sont moins rudes qu’ici, c’est bien simple, on le sait à peine que c’est l’hiver…
– On n’est jamais dans tout un pays à la fois, Monsieur, ce n’est pas vrai, ni même dans toute une ville à la fois, ni même dans tout un bel hiver, non, on a beau faire, on est seulement là où l’on est quand on y est, alors ?
– Mais précisément, Mademoiselle, là où j’étais, la ville se termine par une place immense entourée d’escaliers qui ont l’air de n’aboutir nulle part.
– Non, Monsieur, je ne veux pas le savoir.
(…)