Désintégration d'Ahmed Djouder, mis en scène par Kheireddine Lardjam

Par A Bride Abattue @abrideabattue
Je suis venue à l'Epée de bois pour assister à la Première de l'Enfant de verre et j'en ai profité pour arriver plus tôt dans ce si beau théâtre, sans nul doute un des plus inspirants, pour voir Désintégration d'Ahmed Djouder, adapté et mis en scène par Kheireddine Lardjam.
Le metteur en scène présentait d'ailleurs sa nouvelle création le même soir, Nulle autre voix, d’après le roman de Maïssa Bey, interprété par l'excellente comédienne Linda Chaïb, mais je ne pouvais pas me dédoubler.
N'hésitez en tout cas pas à venir dans ce cadre quasi magique. Une navette (en accès libre) fait des aller-retours toutes les dix minutes entre la station de métro Château de Vincennes et la Cartoucherie à partir de 17 h 30 et jusqu'à la sortie du dernier spectacle. Il faut juste se rappeler que le retour s'effectue à la porte numéro 2, située juste à gauche du manège et pas par l'entrée principale à laquelle on accède en voiture.
Désintégration est le premier livre d'Ahmed Djouder, pour pointer les carences de l'intégration et a été publié en 2006. La mention a son importance aujourd'hui alors que la question ne cesse ne faire la une des journaux. La pièce a été créée en 2019 et demeure d'actualité. Elle exprime la colère de la génération qu'on qualifie catégoriquement comme "issue de l’immigration", vivant mal son écartèlement entre deux cultures. Kheireddine Lardjam en assume totalement la frontalité du propos et comprend qu'il puisse heurter.
De fait, lorsque j'ai entendu, au tout début de la pièce, Nos parents ne joueront jamais au tennis, au badminton, au golf. Ils n’iront jamais au ski. Ils ne mangeront jamais dans un restaurant gastronomique. Ils n’achèteront jamais un bureau Louis Philippe, une bergère Louis XV, des assiettes Guy Degrenne, des verres Baccarat, ni même un store Habitat. Ils n’assisteront jamais à un concert de musique classique, je me suis demandé si cette "jeunesse" avait conscience que cette situation était très largement partagée par un grand nombre de français, dits de souche.
Mais il faut accepter de continuer d'écouter leur protestation : Ils (leurs parents) ne posséderont jamais de leur vie un appartement ou une jolie propriété quelque part en France où finir leurs jours tranquillement. Non, ils ont préféré investir dans des maisons au bled, en ciment, au prix de plusieurs décennies de sacrifices, qui ressemblent vaguement à des cubes et qu’ils appellent des villas.
A ce stade, on se dit que les nôtres de parents ne possèderont pas de quoi finir leurs jours tranquillement et on se demande si cette "jeunesse" qui doit désormais avoir dépassé les 40 ans a une idée des origines du public quia posé les fesses sur les (très beaux) coussins des chaises de la salle qu'on croirait faire partie du décor. Mais il ne faudrait pas se fier aux apparences. La question de la place est universelle, c'est tout ce que je voudrais dire, même si elle est peut-être plus cruciale pour certains.
Et si l'identité des personnages fait figure de puzzle ils ne sont pas uniques à le ressentir. Quant au statut de double nationalité qui leur fait dire qu'ils sont (aussi) d'origine étrangère il faut effectivement le considérer comme un piège.
Une fois passée ce cap de la projection, on peut goûter les dialogues qui ont la saveur douce-amère d'un humour très vif. On voit très bien de quoi il s'agit quand ils raillent leurs mères hypocondriaques. Quand ils imitent leur accent et qu'ils surjouent  un épisode de la série-culte Dallas.
Nous sommes prêts pour entendre la suite des reproches reposant sur des vérités historiques que -bien entendu- on n'apprécie pas de revenir : la confiscation des terres, les internements, les pillages, la déculturation … qui laissent des traces indélébiles.La véritable ignorance est de ne pas vouloir savoir. Mais savoir pourrait-il suffire à ce que les choses changent . Car oui, on comprend le refus de ce terme "moche" d'intégration dont ils ne veulent pas, souhaitant être "acceptés comme n'importe quel français". A condition que les mentalités changent, de part et d'autre sans doute.
La création sonore (de Pascal Brenot) est parfois à la limite supérieure supportable. C'est sans doute voulu. Mais il y a de très beaux moments comme l'interprétation de la chanson de France Gall, Si maman si … On voudrait tant que l'avenir ne reste pas gris !Alors on respire à la fin d'entendre cette musique du Calumet de la paix de Jean-Philippe Rameau qui fut interprétée par des artistes de krump à l'Opéra de Paris. Sauf que, et Kheireddine Lardjam a eu grandement raison de me le rappeler dans la conversation que nous avons eue après la représentation, cette harmonie singulière ne représentait qu'un moment infime dans la représentation des Indes Galantes que Philippe Béziat a magnifiée dans son documentaire.L'interprétation de Désintégration est menée tambour battant par trois comédiens formidables, Linda Chaïb, Azeddine Benamara, Cédric Veschambre. La mise en scène se renouvelle d'une séquence à une autre.Outre que c'est, de mon point de vue, le type même de spectacle qui nécessite de se prolonger par un bord de scène, il est artistiquement de haut vol et mérite d'être vu plusieurs fois, pour percevoir de nouvelles résonances.Désintégration d'Ahmed DjouderAdaptation et mise en scène par Kheireddine LardjamScénographie Estelle GautierAvec Linda Chaïb, Azeddine Benamara, Cédric VeschambreAu Théâtre de l'Épée de Bois - Cartoucherie (Salle en bois), 75012 Paris
Du 7 décembre 2023 au 23 décembre 2023Du jeudi au samedi à 19hSamedi et dimanche à 14h30