La forme revenue

Publié le 21 août 2008 par François Monti

Au cours des années ’80 comme au cours des années ’70, John Barth n’a publié que deux livres de fiction. C’est à peu près la seule similarité des deux périodes, puisqu’aux chefs-d’œuvre de l’ère Nixon (« Chimera » et « Letters ») ne succédaient que le médiocre et décevant « Sabbatical » ainsi que le tout juste meilleur « Tidewater tales ». A l’heure de me plonger dans les années ’90 barthiennes, mon enthousiasme a vraiment décliné, d’autant plus que j’ai été prévenu de la médiocrité de « Once upon a time » et « Coming Soon !!! ». Mais j’ai décidé de tout lire Barth et je me suis donc plongé dans « The last voyage of Somebody the sailor », paru en 1991. Bonne surprise.
Sur son lit de mort, Simon Behler, écrivain, plaide à son infirmière pour un dernier sursis, le temps de lui raconter une des rares histoires qu’elle ne connaît pas : celle de la dernière histoire de Schéhérazade, dans laquelle Schéhérazade, elle-même sur son lit de mort, prie la grande faucheuse de bien vouloir lui laisser lui raconter une des rares histoires qu’elle ne connaît pas : celle du véritable dernier voyage de Sinbad le marin, où celui-ci, pendant sept jours, ouvre les portes de son palais de Baghdâd à un étrange mendiant qui dit s’appeler Sinbad aussi et avoir également quelques voyages à raconter, narrations que les deux Sinbad feront chaque soir pendant le banquet des investisseurs du septième voyage de Sinbad 1, au rythme d’un voyage par jour. Laissez-moi reprendre mon souffle.
Typiquement Barth : la reprise habile de la structure en récits enchâssés tout en réutilisant la raison d’être du processus narratif des mille et une nuits – raconter pour ne pas mourir. Typiquement Barth : Sinbad le vagabond alias Somebody le marin alias Simon Behler raconte sa jeunesse dans la baie de Chesapeake, sa passion pour la voile, son premier mariage malheureux, sa carrière d’écrivain et comment il s’est retrouvé plusieurs siècles en arrière au pays des contes avec comme seul atout une montre bracelet. Typiquement Barth : il reprend des histoires connues et les réécrit, changeant subtilement et parfois radicalement le sens ou le ton du texte original. Typiquement Barth : une sœur morte, le thème du double, les changements d’identité et la dissertation sur le sens de l’acte de raconter.
Peut-être peut-on voir dans cette liste de typiquement Barth la raison de la piètre qualité de ses œuvres post-« Letters ». Peut-être. Il est vrai que certains thèmes et motifs reviennent très souvent depuis « The floating opera ». Mais jusqu’ à « Letters », il y avait de grands changements aussi, dans la forme surtout mais également dans le fond. S’il était évident qu’on lisait chaque fois un roman du même écrivain, cette lecture était toujours accompagnée d’une grande surprise devant la nouveauté de ce qui était offert. Avec « Sabbatical », la surprise était toujours-là – une histoire politico-écologiste presque réaliste ?!? – mais elle passait mal parce que Barth semblait en petite forme littéraire. S’il reprenait des couleurs avec « Tidewater tales », l’histoire était finalement la même que celle de « Sabbatical » mais gonflée, barthifier, remplie d’irruptions de mythes et de récits canoniques. Déjà lu, toujours pas satisfaisant. Ici, pas vraiment de surprise : écrivain vieillissant au pied marin stop adore les mille et une nuits stop a une relation avec femme plus jeune stop, sauf que cette fois le livre est bon. Pas au niveau de « Chimera » ou « Giles goat-boy », mais bon... bien meilleur que les deux précédents.
Après deux échecs artistiques, quand ça remarche on se pose légitimement la question du pourquoi. Difficile de répondre. On pourrait dire « parce qu’il redevient l’écrivain des années ’60 et ‘70 ». Ce serait faux: « The last voyage of Somebody the sailor » est bien plus proche des écrits des années ’80 que de ces vénérables ancêtres. Au-delà du magistral usage de la langue, jamais vraiment disparu, il faut peut-être trouver les raisons de cette réussite dans la remise à l’arrière-plan du politico-didactisme plutôt sombre des deux précédents volumes et du retour de Barth le facétieux, Barth qui s’amuse, Barth qui invente. On s’amuse parce que visiblement l’auteur s’amuse plus en 1991 qu’en 1982 et en 1987. Par ailleurs, la partie simple et réaliste du récit (l’enfance de Behler, ainsi que sa vie d’adulte non orientalisé) ne donne pas dans le cliché et la facilité (« Sabbatical ») alors que la partie fantaisiste, remplie de retournement de situations, véritablement complexe et baroque, recyclant tout une tradition burtonienne plus que musulmane ne s’enfonce pas dans une difficulté faite pour être difficile (« Tidewater tales ») : elle reste lisible, jouissive et, on a presque envie de dire, naturelle.
A la sortie du livre, le New York Times publia une critique plutôt méchante écrite par Jonathan Raban. Parmi d’autres reproches, il fait à Barth celui de donner en plein dans ce qu’Edward Saïd qualifiait d’orientalisme, en reprenant les clichés « impérialistes, racistes et sexistes » qui peupleraient la traduction de Richard Burton des mille et une nuits. Tout ça est plutôt étrange. Barth utilise, en effet, une série de formules toute faites ou de stéréotypes associés aux contes de Schéhérazade : il reprend une œuvre de littérature, pas un traité sur le monde arabe. De plus, Raban est étrangement aveugle à la façon dont les aventures de Sinbad sont recyclées : si l’on veut penser dans les même termes très PC que lui, comment ne pas se rendre compte que Barth tente une fois de plus de faire place à des traditions narratives de la périphérie par opposition à celles, tenues par nous pour traditionnelles, du centre. De plus, et comme John Hawkes le souligna dans une réponse au New York Times, c’est un texte qui place la femme au cœur de ses préoccupations, et selon moi, non pas comme objet mais comme figure héroïque et maître de son destin, malgré l’adversité. A quel type de lecture s’est donc adonné Raban ?
« The last voyage of Somebody the sailor » n’est peut-être pas un livre qui fascine et stupéfie, mais c’est un livre qui plaît, qui amuse, qui donne foi à l’amateur de story-telling et joie à celui qui aime les mots et les phrases. Sans arriver à se glisser parmi les meilleurs Barth, ce roman est un petit bijou sans doute un poil trop long (ou pas assez poli pour supporter la durée, c’est selon).
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Je m’en voudrais de ne pas mentionner le discours littéraire de Barth ici, qui s’attache à démontrer encore une fois la futilité de la catégorie réaliste :

"The high ground of traditional realism, brothers, is where I stand! Give me familiar substantial stuff: rocs and rhinoceri, ifrits and genies and flying carpets, such as we all drank in with our mother's milk and shall drink - inshallah! - till our final sallow. Let no outlander imagine that such crazed fabrications as machines that mark the hour or roll themselves down the road will ever take the place of our homely Islamic realism. (...) Speak to us from our everyday experience: shipwreck and sole-survivorhood, the retrieval of diamonds by means of mutton-sides and giant eagles, the artful deployment of turbans for aerial transport, buzzard dispersal, shore-to-ship signalling, and suicide."

John Barth, The voyage of Somebody the sailor, Mariner Books, 14.99$
(S’il vous arrive de commander sur amazon US, ils liquident leurs copies du bouquin à 4.99$....)