Neige, la dernière création de Pauline Bureau

Par A Bride Abattue @abrideabattue

Il y a des spectacles dont on garde longtemps les images en tête, particulièrement parce qu’elles sont belles, ou au contraire violentes, et surtout qu’elles bousculent durablement notre perception de la réalité et notre imaginaire. Je pourrai citer Denali, mais parmi les plus anciens c’est surtout à André Engel que je pense. Qui d’autre que lui est capable aujourd’hui de transformer la scène d’un théâtre en banquise, de vous faire vivre une tempête et surtout de ressentir dans vos tripes l’émotion de la mort d’une reine ?

Pauline Bureau ! Et elle s’y prend avec douceur et intelligence pour nous montrer que la transmission entre une mère et sa fille peut évoluer du conflit vers la paix.

Pour ce faire elle embarque un théâtre dans sa globalité dans l’univers des contes et nous installe au coeur d’une profonde forêt, la plus belle, où s’élancent de haut bouleaux noirs et blancs semblables à ceux que Klimt a immortalisés. Elle nous arrête dans notre promenade au pied d’une immense citerne pleine d’eau où chacun des adolescents fera un plongeon vivifiant, marquant leur naissance au monde. Cette immersion signe leur avènement à un univers nouveau, celui des adultes, dans lequel ils vont entrer sous nos yeux sans perdre pour autant leurs qualités enfantines.

J’ai vu beaucoup de spectacles de Pauline Bureau dont je trouve le talent immense. J’aime sa capacité à s’indigner, que ce soit à propos du scandale sanitaire du Mediator, avec Mon coeur, ou de la lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps, avec Hors-la-loi et Pour autrui. J’aime aussi sa capacité à convoquer le rêve pour lustrer les relations humaines, les dépouiller de leurs oripeaux colériques et les sublimer, les remettre debout. Comme l’écrivait le poète-chanteur-philosophe Julos Beaucarne dans sa lettre ouverte de février 1975,  Il faut reboiser l’âme humaine

Le contexte est différent, bien sûr, mais c’est ce à quoi s’emploie très exactement cette metteuse en scène : Allume ma vie et éteins ma peine. Je lècherai tes larmes et tu répareras mon cœur. La vie est sauvage. On n’a rien à perdre. Même pas cinq minutes, dira le personnage du père.

Elle nous offre un moment de pur bien-être tout en nous montrant le combat d’une gamine qui devient femme et d’une mère qui change de statut, dans un mouvement symétrique et inverse. Est-ce la peur de grandir qui pousse Neige à s’évanouir à tout bout de champ, comme sa mère avant elle ? Sa mère qui voulait tout, sa carrière, et le conte de fées. Leur trajectoire va les séparer avant qu’elles ne se retrouvent, au cœur de cette forêt, magique pour qui croit au pouvoir de l’imagination et où la vie sauvage est réparatrice, à l’inverse par exemple du métier d’ingénieur agronome spécialiste de l’abattage des poulets industriels, exercé auparavant par le chasseur.

L’hiver venu, la neige recouvre les paysages, une métamorphose s’annonce. Neige, jeune adolescente, a hâte de grandir. Sa mère, elle, s’étonne de vieillir. Mais Neige a disparu, elle s’enfonçait dans la forêt la dernière fois qu’on l’a vue. Elle y croisera un prince moins charmant et un chasseur plus doux que ce que l’on nous raconte dans certaines histoires.
Après Alice au pays des merveilles qui lui avait inspiré Dormir cent ans, Pauline Bureau a repris plusieurs motifs de Blanche-Neige, là encore dans un univers de miroirs magiques et de forêt, qui traverse les âges comme les saisons. Ce n’est plus un tigre qui s’installe sur le plateau mais une biche, frémissante et sans crainte du chasseur, devenu personnage bienveillant, capable d’éloigner les mauvaises ondes. Foisonnante de fantasmes, de peurs et de désirs secrets, cette fable contemporaine qui fait la part belle au fantastique et au merveilleux, réserve bien des surprises sur la scène et dans le théâtre qui se trouvent métamorphosés en univers sylvestre.
Si on a raison d’indiquer que le spectacle est « tout public dès 10 ans » il ne faudrait surtout pas penser qu’il s’adresse prioritairement aux enfants. Même si plusieurs endroits dans le théâtre ont été aménagés pour eux. C’est un tel plaisir à tout âge de s’emparer d’un masque animalier que chacun y trouvera de quoi se réjouir. La meilleure preuve est que même les ouvreurs/euses s’y sont mis.On aura envie de rester, de revenir et de s’installer dans ce boudoir pour y plonger dans son livre favori.Et plus loin de dessiner sur un tronc d’arbre avant de suivre les empreintes de pattes de loup qui conduisent à la grande salle en passant devant la cartographie de Neige, reproduite en grand format sur le mur du théâtre. On n’y cherchera pas de représentation rationnelle puisque le personnage l’avouera tout à l’heure et cela nous fera rire : je suis nulle en géographie.Contrairement aux scénographies précédentes, les évènements ne se déroulent pas dans de multiples temporalités à des niveaux de scènes différents, L’ensemble est cependant un cran au-dessus en terme de merveilleux. Et ce n’est pas seulement parce que le spectacle est « de saison », s’inscrivant à merveille dans le froid hivernal, légitimant le flocon en guise de point sur le i de neige ou sur celui du mot fin.Evidemment que l’on sortira remué, mais dans le bons sens, remis debout. La musique est superbe, nous rappelant parfois des airs très connus comme le si beau titre de Nirvana, Viens comme tu es (dont le texte colle à la perfection au propos de la pièce). Et le texte n’est pas bavard mais si parlant que j’ai dû me contraindre pour ne pas noter chaque parole.
C’est logique puisque le texte est envisagé comme un des éléments du spectacle aussi important que l’interprétation (et il faut saluer chacun des acteurs) ou la beauté du décor (la scénographe Emmanuelle Roy et le magicien-vidéaste Clément Debailleul ont accompli un travail époustouflant). Il est essentiel pour Pauline Bureau (photo ci-dessous) que l’écrit soit, visible, lisible gratuitement et qu’il circule. Voilà pourquoi les textes de plusieurs de ses pièces sont en accès libre en suivant ce lien.Comme nous sommes dans un conte initiatique, la fin sera heureuse. Neige demandera à sa mère : Apprends moi l’inutile. Ce qui ne sert à rien mais qui fait du bien. Apprends-moi à rêver, à marcher sur les mains, à aimer le temps qui passe. Et la mère promettra d’essayer.
Le printemps reviendra après l’hiver et la magie opèrera à plein. Mais, après tout, est-il défendu d’y croire ? C’est bien connu : les choses n’existent que par l’impression qu’on en a.
Neige, texte et mise en scène Pauline BureauAvec Yann Burlot, Camille Garcia, Régis Laroche, Marie Nicolle, Anthony Roullier, Claire ToubinScénographie et accessoires Emmanuelle RoyCostumes Alice TouvetComposition musicale et sonore Vincent HulotDramaturgie Benoîte BureauMagie et vidéo Clément DebailleulLumières Jean-Luc ChanonatAu Théâtre national de la Colline - 15 Rue Malte-Brun Paris - 75020 ParisDu 1er au 22 décembre 2023 au Grand ThéâtreDu mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30Mardis 5 et 12 décembre à 14h30 et 19h30, jeudis 7 et 14 décembre à 14h30 et 20h30Spectacle tout public dès 10 ans, créé le 17 octobre 2023 à la Comédie de Saint-EtienneLa photo qui n’est pas logotypée A bride abattue est une photo de répétitions © Christophe Raynaud de Lage