Ce dernier article donne quelques exemples de la postérité de la formule à l’époque moderne.
Article précédent : 3 Les figure come fratelli : autres cas
Chez William Blake
Dans son oeuvre immense et obsessionnelle, Blake a dessiné des vues de dos par dizaines : il était donc inévitable que certaines voisinent avec des vues de face. Nous allons voir que les véritables figure come fratelli sont rares, relativement tardives, et que Blake les a utilisées en toute connaissance de cause, au service d’iconographies novatrices.
Milton a poem in 2 books [31]
1804-10, Copy D, planche 4
Pour Blake, les trois dolmens sont une figure négative : forme druidique des potences de Tybur, et aussi évocation des trois croix du Golgotha. Les deux femmes tenant une quenouille et le fuseau de l’existence humaine sont situées l’une sous les dolmens, à côté d’un humain en pleur, et l’autre au dessus.
La vue de dos a donc, comme souvent chez Blake, une signification positive : celle de l’échappée vers le ciel.
Le Paradis perdu, de Milton [32]
1807 1808
Satan, Péché et Mort (Satan devant les portes de l’Enfer), planche 2 (Livre II)
Blake, Huntington Library [33]
Le Péché, à la fois fille et épouse de Satan, s’interpose entre lui et la Mort, en lui révélant qu’il est son fils. Les trois têtes de Cerbère, gardant la clé de l’Enfer, qui sortent du ventre du Péché, ainsi que la couronne sur la tête de la Mort, viennent du texte de Milton. La chaîne centrale (qui permet de manipuler la herse) se trouve déjà dans un tableau de Hogarth. C’est à Blake en revanche qu’on doit la trouvaille de caractériser la Mort par un corps transparent (et non par une squelette, comme ses prédecesseurs), ce qui est très fidèle au texte de Milton :
« L’autre figure, si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de distinct en membres, jointures, articulations, ou si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre. »
L’idée de montrer la Mort de dos n’était pas donc pas nécessaire à la narration, mais elle fait partie de diverses améliorations :
- sexe écaillé de Satan désormais visible de face,
- têtes de serpents en symétrie au bout des deux queues ( « elle finissait sale en replis écailleux, volumineux et vastes, en serpent armé d’un mortel aiguillon » ) ;
- quatrième tête de chien,
- absence de barbe pour la Mort,
- dard de celle-ci moins enflammé.
Ces évolutions vont toutes dans le même sens : symétriser les deux adversaires pour en faire de véritables figure come fratelli. Blake renoue ici avec la tradition d’utiliser la formule dans les scènes de lutte, mais ajoute une intention personnelle :
- créer entre les deux figures vues de face une solidarité de fait, illustrant leur lien conjugal ;
- suggérer que Satan et la Mort, vus recto-verso, forment une entité unique, illustrant leur lien de filiation.
L’archange Michel prédit à Adam la Crucifixion (Livre XII)
Blake, version de 1808
Tandis qu’Eve est endormie, Michel explique à Adam ce qui va arriver : le clou qui traverse la tête du serpent illustre littéralement : « cet acte brisera la tête de Satan, écrasera sa force par la défaite du Péché et de la Mort, ses deux armes principales, enfoncera leur aiguillon dans sa tête ». La Mort est l’homme couronné et le Péché la femme aux trois têtes de Cerbère.
Les figure come fratelli que sont Saint Michel et Adam collent à la narration : présentateur contre spectateur, tout en créant une solidarité entre le Saint et le Christ.
On the Morning of Christ’s Nativity, de Milton [34]
1809 (Thomas set), Whitworth Art Gallery 1815 (Butts set), Huntington Library
Le vol de Moloch
Dans la première version, les fidèles tournent autour de l’idole dan le sens des aiguilles de la montre, dévotes vues de dos à gauche, dévots barbus vus de face à droite, brandissant au dessus de leur tête des tambours et des trompettes. Au premier plan un père et une mère, éplorés, tiennent leur enfant devant les flammes.
Dans la seconde version, Blake fait tourner les fidèles dans l’autre sens, et inverse du même coup mère et père, qui sont désormais figurés recto-verso.
Comme dans le cas précédent, les modifications ont toutes la même intention :
- en invisibilisant les barbes, créer une affinité entre les dévots et la mère, vus de face et habillés ;
- en montrant le père de dos, créer une affinité entre lui et les dévotes.
L’intention est narrative : en entrant ainsi dans la danse, la mère et le père s’intègrent de fait au groupe des dévots (d’ailleurs ils ont lâché leur enfant). Mais elle est aussi plus sournoise, comme souvent chez Blake : car en s’intégrant au groupe, mère et père changent de sexe.
Le Paradis reconquis, de Milton
Première tentation (Le Christ tenté par Satan de transformer les pierres en pain), planche 2 (Chant I)
Blake, 1816-18
Alors que le Christ a faim, venant de jeûner quarante jours dans le désert, Satan se manifeste sous la forme d’un vieillard affamé qui l’implore, puisqu’il est le fils de Dieu, de transformer une pierre en pain : solution doublement satisfaisante. D’où le geste de ses mains, qui montrent la pierre et la bouche.
« Il se tut, et le Fils de Dieu reprit : Penses-tu que le pain soit si nécessaire ? N’est-il pas écrit (car je discerné en toi un autre être que tu ne le sembles) n’est-il pas écrit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de ce Dieu dont la manne nourrit nos pères dans le désert ? »
D’où le geste de ses mains, qui montent le ciel et la bouche.
Le recto-verso traduit magistralement la situation : une même faim (la main droite) mais deux solutions opposées, ciel et terre (la main gauche).
De plus, Blake exploite l’antagonisme implicite que suscite la marche en sens inverse : le spectateur s’identifie avec la figure vue de dos, celle qui est vue de face représentant l’obstacle à l’avancée, l’adversaire.
Satan en conseil , planche 5 (Chant I) Deuxième tentation : le Christ assisté par les anges, planche 11 (Chant II)
Dans la planche de gauche, Satan « assemble en conseil tous ses puissants pairs, sombre consistoire qui siège entouré de dix couches d’épaisses et noires nuées ».
La planche de droite illustre un passage de la Deuxième tentation : à Satan qui lui montre une table couverte de mets somptueux, le Christ répond ainsi :
« je puis, à mon gré, n’en doute pas, aussi promptement que toi, me faire dresser une table dans ce désert, et appeler de rapides essaims d’anges couronnés de gloire prêts à me servir et à me présenter ma coupe. »
Les deux planches, non consécutives, montrent que Blake a parfaitement assimilé la sémantique de la symétrie, pour les couples du premier plan :
- pour les deux beaux démons, figure come fratelli (le recto-verso signifiant ici une forme de duplicité) ;
- pour les deux anges porteurs de coupe, symétrie hiératique (signifiant ici l’Unicité dans la Multiplicité).
La Divine comédie, de Dante
Agnolo Brunelleschi attaqué par un serpent à six pieds
Blake, 1827, National Gallery of Victoria
Dans le chant XXV des Enfers, Cianfa de Donati, sous l’apparence d’un serpent à six pattes, attaque le voleur florentin Agnolo Brunelleschi et leurs deux corps se confondent en un seul.
La main droite aux doigts écartés vers le bas est comme celle de Dante (en rouge devant Virgile), du côté des vivants. Tandis que la main gauche tournée vers le haut, exprime la même terreur que les deux autres damnés.
Celui qui est vu de face, aux traits féminins, est probablement Buoso degli Abati, qui va être mordu au nombril par un serpent et se transformer lui-aussi. Le troisième est Puccio Scanciato, qui échappera à la métamorphose. La vue de dos sert ici d’élément différenciateur au service de la narration, et joue le rôle symbolique de protection contre la morsure du serpent.
Jérusalem The Emanation of The Giant Albion
Blake a travaillé à cette oeuvre immense entre 1804 et 1820. Les planches, difficiles à interpréter, font l’objet de débats entre spécialistes. J’ai suivi ici les interprétations de l’ouvrage de référence d’Erdman [35]. Les images sont celles de la version E, du Yale Center for British Art, imprimée en 1821.
Vala et Jérusalem, planche 18
Un homme ailé couronné de lys, vu de dos, s’oppose à une femme ailée vue de face, couronnée de roses. Ils tiennent un couple plus petit, composé d’une femme vue de dos embrassant un homme vue de face. Chaque figure ailée soutient donc le sexe opposé, sou un croissant de lune qui s’inverse. Cette imbrication complexe de deux figure come fratelli illustre la phrase : « Car Vala a produit les corps, Jérusalem a donné les âmes ».
Si la figure suit l’ordre du texte, le couple interne représente le corps (féminin) et l’âme (masculine) et les figures externes Vala (masculin) et Jérusalem (féminine). Ce qui est cohérent avec un passage de la page suivante :
« Il trouva Jérusalem sur les rives de sa Cité, reposant doucement dans les bras de Vala, s’assimilant avec lui, Vala, le lys de Havilah ».
planche 19 Hand poursuivant les filles d’Albion Cordelia, Sabrina et Conwenna, planche 21
Ces deux planches forment probablement pendant.
En haut de la première, trois femmes au cheveux longs et un homme forment une chaîne de figure come fratelli, symétriques par rapport au centre : ainsi l’homme en queue de chaîne apparait comme le recto de la femme qui mène la danse.
En bas de la seconde, le mouvement s’est arrêté et la différenciation sexuelle s’est opérée : les trois femmes à la chair pâle forment une masse unique, soumise aux coups de fouet de Hand.
Leaning against the pillars, Planche 46 « I have mockd those…. », Planche 81
Dans la première planche, Vala, à côté de l’église Saint Paul, prépare un voile pour envelopper la nudité de Jérusalem et de ses trois filles, à côté de l’Abbaye de Westminster. La vue de dos de Vala, qui cache ainsi son sexe masculin, est cohérente avec celle de la planche 18.
Beaucoup plus loin dans le texte, la même composition confronte cette fois Gwendolen à sa soeur Cambel, accompagnée des dix autres filles d’Albion. Gwendolen cache un « objet mensonger » dans sa main gauche (un pomme ?) et montre de l’autre un texte en écriture miroir :
Au Ciel, la seule manière de vivre
C’est oublier et pardonner
Surtout à la Femelle
In Heaven the only Art of Living
Is Forgetting & Forgiving
Especially to the Female
Ce message « officiel » est amendé par une seconde partie, cachée dans l’ombre :
Mais si sur Terre tu pardonnes
Tu ne trouveras pas où vivre.
But if you on Earth Forgive
You shall not find where to Live
Encore une fois chez Blake, la figure vue de dos, aux cheveux sagement tressés, représente la Vertu, face à l’impudicité de la femelle vue de face.
Then all the Males, planche 69
« Une orgie de torture explose au bas de cette page. Sous une lune mince et quatre étoiles tombantes, de tailles très inégales, deux filles ivres brandissent des couteaux au-dessus d’une victime abasourdie dont les poignets sont menottés. Les prêtresses nues portent les scalps d’autres victimes pendant à leurs poignets gauches. L’une tient « l’image sombre d’un visage écorché » (W) dans sa main gauche. » ([35], p 348).
L’autre, vue de face, tient dans la même main une coupe, offert en libation à un dolmen et un menhir.
Les figure come fratelli servent ici à apparier les deux couteaux, et les deux offrandes (la face écorchée et la coupe de sang). La femme vue de face, au sexe ouvert, est délibérément placée du côté du menhir phallique (on sait que Blake avait dessiné toute une oeuvre érotique, que son épouse a détruite à sa mort).
Tirzah et Rahab embrassant les dragons, Planche 75 Albion devant le Christ crucifié sur l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, Planche 76
Tizah et Rahab sont deux femmes bibliques que Blake a détournées pour en faire des figures négatives, synonymes d’asservissement [36]. L’une utilise la fausse pudeur pour arriver à ses fins, l’autre est une prostituée flamboyante, mais toutes les deux sont des dragons. Rien ne les distingue dans l’image, sinon la vue de dos et la vue de face.
Dans la planche suivante, le recto-verso est utilisé à nouveau pour figurer l’égalité de deux figures, positives cette fois. Albion s’identifie au Christ, tandis que le soleil naturel se couche à gauche pour laisser place, au centre, au soleil au zénith de l’Imagination.
Chez László Hegedűs
Caïn et Abel
László Hegedűs, 1899, Hungarian National Gallery, Budapest
En général le couple est traité de manière dissymétrique, Caïn debout dominant Abel allongé. Hegedűs est le seul à les représenter par des figure come fratelli : Caïn est identifié par sa chevelure rousse et par la fumée de son sacrifice dirigée vers le bas, puisque refusé par Dieu. Nous sommes donc non pas au moment du meurtre, mais au moment où la jalousie s’empare de Caïn. La vue de dos, bras et jambes serrées comme les troncs de l’arrière-plan, est ici synonyme de violence obtuse.
Le choix d’Hercule, 1890-1911, collection particulière
A l’inverse, la vue de dos, avec son voile pudique, représente ici la Vertu ; la vue de face, associée à la rousseur de la femme fatale et aux fleurs du chemin facile, le Vice.
Sur la voie étroite, 1909, collection particulière
Dans le même ordre d’idée, le héros voit ici son chemin barré par une vue de dos écarlate, tandis que quatre autres femmes l’entourent et lui proposent leurs faveurs.
Chez Eugène Laermans
Perversité, Eugène Laermans, 1899, collection particulière
La Perversité consiste ici à faire s’accoupler le recto et le verso.
Chez Franz von Stück
Les danseuses serpentines
1896, collection particulière 1898, Salle de Musique, Villa Von Stuck (photo dalbera)
Franz Von Stuck, Danseuses
Dans le style art nouveau impulsé par la Sécession de Munich, Von Stuck rhabille le vieux couple de bacchantes endiablées (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités) avec la robe serpentine de la danseuse à la mode, Loïe Fuller. La brune sérieuse, qui montre sa croupe fait pendant à la rousse joyeuse, qui montre sa poitrine, de sorte que tout le monde est content.
La version en bas-relief, qui décore plusieurs pièces la Villa von Stuck, retravaille le motif en style grécoromain, et sera largement diffusé par des plâtres ou des bronzes.
18 septembre 1897 1 octobre 1898
Franz von Stuck, Couverture de Jugend
La promotion est assurée par la couverture de Jugend, où c’est désormais la rousse qui fait la gueule, face à une brune exubérante.
L’année suivante, Stuck reprend l’idée des figure come fratelli dans une composition « art and craft », qui montre la Peinture et l’Art décoratif partageant les mêmes lauriers.
Une flagellation détournée
Flagellation, (Passion Albertina) Dürer, vers 1496, Albertina, Vienne Le Duel, Franz Von Stuck, 1907, Frye art museum
Dix ans plus tard, Von Stuck transpose la plus symétrique des Flagellations de Dürer en une scène de genre à l’espagnole, où deux prétendants se défient au couteau dans une salle voûtée. Comme souvent chez les symbolistes germaniques, le tragique flirte délibérément avec le comique. Le schématisme des figure come fratelli vient à l’appui de cette esthétique « coup de poing ». Souriant devant sa colonne, la femme fatale ajoute, pour les connaisseurs, un zeste de profanation christique.
Un combat amélioré
Medusa
Franz Von Stuck, 1908, Galleria di Ca Pesaro, Venise
Le thème des lutteurs à l’épée est efficacement mélangé avec celui de la Gorgone qui paralyse. Les figure come fratelli permettent de superposer, au centre, la main droite qui tient la tête et celle qui lâche le glaive.
La Tentation de Saint Antoine
Franz Von Stuck, 1928, collection particulière
Von Stuck revient une dernière fois aux figure come fratelli en coinçant un Saint Antoine en bure entre une rousse et une brune en déshabillé de velours. Comme dans Le duel, le côté primaire de la formule sert l’outrance du propos.
Chez Georgette Agutte
Lutteuses
Georgette Agutte, vers 1910, penture sur fibrociment, Musée de l’Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie
Georgette avait commencé par la sculpture, en tant qu’élève de Louis Schroeder. Devenue peintre, elle invente vers 1910 la peinture sur fibrociment, dans une série de trois tableaux de nus féminins [37]. Le troisième, très symétrique, renoue avec l’origine sculpturale des figure come fratelli.
Danseuses
Georgette Agutte, 1911, Musée Paul Dini, Villefranche sur Saöne
Dans la même veine, elle en vient naturellement à l’autre figure obligée, les Danseuses.
Les Femmes à la coupe d’oranges
Georgette Agutte, 1910-12, Musée de Grenoble
De manière plus originale, elle féminise Adam dans cette transposition malicieuse du Péché originel.