Fra En 1977, David Summers [1] a baptisé ainsi un dispositif particulier qui se développe lors de la Renaissance italienne, et consiste en deux figures l’une vue de face et l’autre vue de dos, disposées symétriquement. Les figures doivent être très similaires, ce qui exclut les couples mixtes, tel par exemple Adam et Eve autour de l’arbre.
Cet article reprend quelques-uns des exemples donnés par Summers, et les prolonge en arrière et en avant dans le temps.
Quelques précurseurs antiques
Les nus vus de dos sont rares dans l’art antique, et apparaissent dans des contextes ou des iconographies spécifiques (voir ZZZ Nus de dos antique). On s’intéresse ici aux cas encore plus rares où le nu vu de dos forme couple avec un nu vu de face.
La lutte
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archaeological Museum, Athènes
Ce bas-relief illustre une jeu de balle, ancêtre du hockey. Les deux joueurs du centre tiennent la crosse de la main droite et fléchissent la jambe droite : malgré la vue de profil, ils sont légèrement dissymétriques (on voit le sexe de l’un et les fesses de l’autre).
Le recto-verso s’accentue entre les équipes adverses : le capitaine, qui lève ou abaisse sa crosse, se trouve derrière ou devant ses hommes, vus de face ou vue de dos. La vue de dos signifie ici tout simplement « l’équipe adverse ».
Castor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe (détail)
Sarcophage, 160 av. J.-C. Walters Art Museum Baltimore
Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont presque toujours représentés vus de face ou de profil. Ici, en revanche, deux guerriers s’affrontent recto verso, bouclier contre bouclier.
On peut faire l’hypothèse que cette solution graphique apparaît lorsqu’une arme, tenue de la main droite, empêche la représentation symétrique : ce qui n’est pas le cas, au centre, pour la scène de l’enlèvement, qui ne privilégie aucun bras.
Duel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème siècle ap JC, Nennig, Allemagne
Le recto/verso pourrait avoir pour intérêt secondaire de créer un effet de profondeur en disposant les combattants en diagonale, comme c’est un peu le cas dans cette mosaïque. Mais l’effet recherché est probablement plus didactique qu’esthétique : il permet de mettre en parallèle l’arme offensive et l’arme défensive, et ceci dans l’ordre logique de la lecture : l’attaque entraîne la défense.
Aussi, dans tous les cas où l’un des combattants est vu de dos, c’est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de parenthèse fermante.
Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani, C 42, Musée du Capitole, Rome
On voit ici que cette convention s’applique quelque soit le sens de lecture de chaque scène (flèches jaunes) : le premier nu de dos poursuit l’éléphant, le second le stoppe, et le troisième se bat en duel.
Combat de pancrace, 200-220 ap JC, Musée de Salzbourg Combat entre Entellus et Darès
Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence
Dans la première mosaïque, la vue de dos désigne le vainqueur, qui vient de déséquilibrer son adversaire.
La seconde mosaïque est tirée de l’Eneide (chant V). Le boxeur Entellus affronte un jeune troyen arrogant nommé Darès : plus âgé, il est vainqueur et abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.
La vue de dos peut donc tout aussi bien connoter le vainqueur (celui qui clôt le combat) que le vaincu (celui qui recule).
En synthèse
Dans les scènes de combat, les couples recto-verso ne répondent pas à un souci esthétique, mais plutôt à une intention narrative ou logique.
Les archers
Prise d’Amqarruna (Ekron) en 720 av JC, Palais de Saron à Khorsabad, Pièce V Relief 11-10, Flandrin 1846
Ces archers assyriens sont tous vus de profil, même ceux qui attaquent la forteresse par en dessous. Ils ne sont donc pas recto-verso, mais l’artiste a néanmoins pensé à inverser la position des bras, de manière à ce que ce soir toujours le bras droit qui tire la corde.
La chasse
Que se passe-t-il lorsqu’une proie vient s’insérer entre les protagonistes, transformant le duel en scène de chasse ?
La chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome
Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, en pendant du héros, Méléagre vu de face, qui de l’autre côté, porte le coup fatal à l’animal monstrueux.
Cette composition peut être retracée jusqu’à l’art grec du 4ème s avant JC. Ici encore, il ne s’agit nullement d’une recherche de profondeur spatiale : uniquement de clarté narrative.
La danse
Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.
Un des cas fréquents de nu vu de dos, dans l’art antique, est celui de la Ménade dansant avec un satyre. Pour le couple central, la danse face à face crée mécaniquement des postures identiques (jambe droite en avant, bras droit en arrière).
Scènes bachiques
Face arrière d’un sarcophage attique, Archaeological Museum, Antalya
Dans ce cortège avançant vers la droite, il n’y pas de couples constitués, simplement une alternance des sexes. Les deux ménades en marche, l’une montrant son dos et l’autre sa poitrine, créent une alternance secondaire.
Sarcophage avec scènes bachiques, début 3ème s ap JC, Musei Capitolini, Rome
Cette frise est construite selon les deux mêmes niveaux d’alternance. La structure statique permet, en plus, une symétrie centrale.
Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston
Ce sarcophage luxueux présente une succession de six couples satyre/ménade dans des activités variées. Deux ménades sont vues de dos :
- celle qui est déshabillée, dans le couple 4, danse avec son cavalier ;
- celle qui est habillée, dans le couple 6, se retourne vers sa voisine pour partager des raisins, cassant l’alternance des sexes.
Apparaissent alors deux couples de figure come fratelli presque parfaites (en blanc), l’un centré sur un satyre, l’autre côte à côte.
En synthèse
Ces exemples suggèrent que l’idée de montrer la même figure recto-verso, naturelle dans la danse face à face (comme dans la lutte), a été exploitée par certains artistes antiques, non pour rivaliser avec la sculpture en ronde bosse, mais comme procédé stylistique permettant de scander de manière sophistiquée une composition en frise.
Le bain
3ème siècle ap JC, Musée de Saint-Romain-en-Gal 4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc
Hylas enlevé par les nymphes
Le caractère mouvementé de la scène est suggéré par divers artifices : le manteau qui vole d’un côté, le vase qui tombe de l’autre. Mais aussi par le trajet de l’oeil entre la nymphe vue de face et celle vue de dos, qui crée comme une sorte de vortex autour de la figure centrale.
Cet effet de rotation était très conscient au moins dans le premier cas : le mouvement de droite à gauche est souligné le filet d’eau qui s’échappe du vase.
En synthèse
Le seul ancêtre certain d’une figure come fratelli dans l’Antiquité est celui de la mosaïque de Saint-Romain-en-Gal : l’intention est d’impulser un mouvement de rotation, mais nullement d’obtenir un effet de profondeur.
L’invention du motif à la Renaissance
La symétrie hiératique
Madonna del parto, Piero della Francesca, 1455, Monterchi
Le dais et la robe de Marie, tous deux entrouverts, évoquent sa grossesse, et créent une ébauche de volumétrie cylindrique. En revanche les deux anges, qui soulèvent les rideaux dans des gestes parfaitement symétriques (en inversant les bras et les couleurs vert et brun), rabattent la scène dans le plan du tableau. Summers qualifie de « hiératique » ce type très courant de symétrie plane, qui produit une impression de majesté.
Les réticences de Fra Angelico
Chez Fra Angelico, les personnages du premier plan sont le plus souvent vus de face, ou quelquefois tous de dos, lorsqu’il s’agit de figurer des spectateurs de la scène à l’arrière-plan.
Pentecôte Flagellation
Fra Angelico, 1450-53, Armoire d’Argent, Musée San Marco, Florence
On trouve occasionnellement un couple recto verso, à un emplacement secondaire. Mais lorsqu’il s’agit de figures principales, comme dans la Flagellation, Fra Angelico respecte la symétrie hiératique, quitte à ce qu’un des bourreaux soit gaucher.
Retable de San Marco (Panneau central),
Fra Angelico, 1438-40, Musée San Marco, Florence
La seule exception est ce panneau où Saint Côme, chapeauté, regarde vers le spectateur tandis que Saint Damien, tête nue, est agenouillé vers la Vierge.
C’est sans doute le caractère gémellaire des deux saints qui a autorisé l’audace de rompre avec la symétrie hiératique, dans l’intention symbolique de montrer les deux faces de la sainteté :
- l’intercession en faveur du spectateur (côté Côme),
- l’adoration (côté Damien).
Guérison miraculeuse du diacre Justinien
Retable de San Marco (Element de la prédelle)
Sortant d’une vapeur, les deux Saints remplacent la jambe gangrenée du malade par la jambe d’un Maure enterré la veille. C’est peut être l’ambiance surnaturelle qui justifie ici l’abandon de la symétrie hiératique ; ou bien le souci de montrer les deux saints coopérant en toute égalité de gestes. Par la taille dégressive de leurs auréoles, ils s’intègrent dans la perspective, mais le but n’est pas d’en accentuer l’effet.
Crucifixion et lapidation de Saint Côme et Damien
Retable de San Marco (Elément de la prédelle)
Les deux Saints sont crucifiés et lapidés, mais les flèches et les pierres reviennent vers les bourreaux. Les deux lapidateurs du centre, nécessairement vus de dos, ont des gestes parallèles. Pour les deux archers latéraux en revanche, le parallélisme ne permettait pas de viser la même cible tout en tenant l’arc de la main gauche : pour éviter d’en faire un gaucher, Fra Angelico s’est résolu à montrer de face le premier archer (sur la question des archers, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas). Mais pour atténuer cet écart à la symétrie, il a camouflé l’archer vu de dos derrière une figure vue de face.
On voit que, vers 1440 à Florence, la formule des figure come fratelli était soigneusement évitée, considérée comme disharmonieuse.
Les premières figure comme fratelli, chez Filippo Lippi
La Vierge entre saint Fridien et saint Augustin (Pala Barbadori)
Filippo Lippi, 1437, Louvre
Dans cette Conversation sacrée très novatrice, Filippo Lippi place, comme Fra Angelico, les deux saints à genoux devant la Vierge : mais il remplace le recto-verso symbolique (montrer l’intercession et l’adoration) par une vue de trois quart. Les deux saints n’ont ici aucun rapport gémellaire (l’un est le patron du quartier, l’autre celui de Augustiniens auxquels appartenait l’église Santo Spirito) : il aurait donc été malséant que l’un tourne le dos à la Vierge. Leur seul point commun est celui d’être évêques (de Lucques et d’Hippone). En les plaçant à genoux sous les deux colonnes, et à l’aplomb des deux prédelles qui leur sont respectivement consacrées, Lippi les met sur un pied d’égalité, matérialisé par les deux crosses. Rien n’empêchait de les représenter tous deux en symétrie hiératique, vus de trois quarts arrière : le choix de montrer Augustin de trois quart avant est donc purement plastique : une audace par rapport à la sacro-sainte symétrie florentine.
Annonciation Martelli
Filippo Lippi, 1438-40, Basilique de San Lorenzo, Florence
Pour D. Arasse ( [2], p p 144), les deux anges du panneau de gauche jouent à la fois :
- un rôle symbolique (ils sont témoins de l’Incarnation alors que les humains ne voient que l’Annonciation, d’où leur place sous la colombe du Saint Esprit) ;
- un rôle scénographique (ils servant d’admoniteurs au sens d’Alberti, en indiquant au spectateur qu’il doit regarder le panneau droit).
En notant que l’opposition vert et rouge, alternant entre la robe et les ailes, est la même que pour les deux évêques de la Pala Barbadori, on peut considérer que les deux anges sont aussi une nouvelle variation sur les figure come fratelli. En les plaçant non plus frontalement, mais en diagonale, Lippi leur invente une nouvelle fonction : celle d’accélérateur de la profondeur.
Sur ce diptyque très riche, voir aussi Les donateurs dans l’Annonciation 7-2 …à gauche
Retable de la Santa Trinita de Pistoia, Pesellino et Filippo Lippi, 1455-60, National Gallery
Deux effets se conjuguent ici au service de l’effet de profondeur :
- les quatre saints disposés en haie ;
- les deux anges volant en sens inverse.
Cette innovation agit spatialement mais aussi dynamiquement : elle imprime au registre supérieur un mouvement tournant, autour de la colombe.
Une courte période de développement
Madone trônant avec huit anges
Maître ES, 1467, Cleveland Museum of Art
Le même procédé apparaît, plus timidement, avec les deux angelots recto-verso qui soulèvent les rideaux du dais.
La Véronique
Pontormo,1514, Chapelle des Papes, Santa Maria Novella
Quarante ans plus tard, avec ces deux angelots tenant leur flambeau du bras droit, les figure come fratelli ne sont plus qu’un adjuvant à l’effet de profondeur principal créé par la perspective.
Entre ces deux extrêmes, la formule fleurit particulièrement dans un sujet inventé par la Renaissance italienne, les candélabres décoratifs, inspirés des grotesques antiques.
Candélabre avec le dieu Mars, Nicoletto Rosex da Modena, vers 1507, BNF
Nicoletto Rosex da Modena l’emploie presque systématiquement pour tous ses candélabres. Ici, dans les trois registres :
- victoires ailées et chevaux des Disocures autour de « Mars, Dieu des batailles (M PRELIORUM DEUS) » ;
- amours, chouettes, et figures ailées portant les abréviations D.M. et S.C, à double sens (Divo Marti et Senatus Consulto, Da Modena et SCulpsit)
- captifs autour de la signature NR.
Candélabre avec le dieu Neptune, Nielle, attribuée à Peregrino da Cesena, 1490-1510, BNF
Même utilisation à trois niveaux, dans la technique des nielles, dérivée de l’orfèvrerie.
Ainsi, pour Sanders ([1], p 83), la formule n’a eu qu’une existence transitoire :
« la figure come fratelli doit plutôt être considérée comme un complément à la perspective en tant que moyen de construction ordonnée en trois dimensions, résolvant un problème différent, mais découlant de la même intention de spatialiser les images. C’est en définitive la force du développement de l’imagination spatiale en général qui a conduit à l’abandon de la formule, trop marquées par la symétrie bidimensionnelle, dont elle était issue. L’abandon de la symétrie s’est donc opéré sur différents fronts et, après la Renaissance, la symétrie bilatérale a perdu le caractère nécessaire, général et apparemment inconscient qu’elle avait eue dans les périodes antérieures de l’art européen. »
Le dépassement du motif, chez Raphaël
Les Trois Grâces
Raphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly
Dans Les Trois Grâces, « la Castitas (Chasteté) porte un pagne et n’a point de bijoux autour du cou. Voluptas (Volupté ou Plaisir), à l’opposé, se distingue par son long collier muni d’un joyau. Pulchritudo (Beauté), avec un bijou plus modeste, est la connexion entre les deux allégories les plus extrêmes : elle touche la la Chasteté à l’épaule, mais elle se tourne vers le Plaisir. » [3]
Cette composition très courante, où la femme centrale est vue de dos, remonte à l’Antiquité. Mais Raphaël en fait une sorte de démonstrateur des effets paragoniens.
En reportant le contour de la figure centrale sur les figures latérales, on constate :
- que Raphaël a légèrement diminué la taille de ces dernières, pour tenir compte de la perspective ;
- que les trois contours sont suffisamment différents pour éviter une répétition mécanique ;
- que Chasteté et Beauté sont des figure come fratelli, ce qui fait pencher leur visage en sens inverse et en fait visuellement des opposées ;
- que Beauté et Volupté sont des figures en miroir, ce qui en fait visuellement des semblables alors qu’elles sont logiquement des opposées (elles tiennent la pomme dans l’autre main).
D’un point de vue théorique, la composition nous donne à voir trois instances du Même que permet de manipuler la Peinture :
- les figure come fratelli (vues recto-verso, la seule que peut produire la Sculpture) ;
- les figures en miroir (symétriques par rapport au plan frontal) ;
- les figures hiératiques (symétriques par rapport au plan sagital).
Sur ce panneau et son pendant, voir Les variantes habillé-déshabillé (version chaste) .
Trinité
Raphaël, 1505-08, San Severo, Pérouse
Dans cette fresque malheureusement très dégradée, Raphaël met au point deux variantes des figure come fratelli :
- avec rotation d’un demi tour pour les angelots du haut, qui donnent l’impression de tournoyer autour de Dieu le Père ;
- avec rotation d’un quart de tour pour les anges aux couleurs vert et jaune inversées, qui font écho à la colombe (par leurs ailes) et au Fils (par leur robe).
Ces anges qui ferment les deux rangées de Saints jouent un rôle hiératique, mais modernisé par le dynamisme des figure come fratelli.
La Parnasse
Raphaël, 1511, Vatican
Très rapidement, Raphaël structure ses compositions en combinant les différentes formes de symétrie, tout en les dissimulant par des écarts à la règle :
- ainsi Homère et la femme vue de dos (en bleu) sont des figure come fratelli dégradées, puisque de sexe opposé ;
- les deux femmes assises autour d’Apollon et les deux hommes debout en bas de l’arcade (en vert) sont approximativement des figures hiératiques ;
- la jeune femme et le vieillard assis de part de d’autre de la fenêtre (en jaune) sont approximativement des figures translatées.
L’apothéose de la formule, chez Michel-Ange (SCOOP !)
L’exemple le plus éminent (et le plus méconnu) de la formule se trouve au centre de la seconde moitié du plafond de la Sixtine, celle qui a été réalisée en dernier par Michel-Ange (octobre 1511, octobre 1512).
Création des végétaux, création du Soleil et de la Lune
Dans l‘ordre du récit de la Genèse, la scène se lit de gauche à droite : Troisième Jour puis Quatrième Jour. Dans la logique visuelle, on a tendance a voir d’abord Dieu créant le Soleil et la Lune, puis se retournant et s’envolant en direction de la Terre.
Le Jour 6 (création d’Eve), au milieu de la chapelle, a été peint au début de la dernière campagne ; puis Michel-Ange a progressé à rebours du récit de la Genèse jusqu’au Jour 1 (Séparation de la Lumière et des Ténèbres), du côté de l’autel [3a]. Il se trouve que le panneau du Jour 2 (Séparation des Terres et des Eaux) est mal placé : pour maintenir la continuité chronologique, il faudrait l’intervertir avec le Jour 4 (flèche rouge). On remettrait ainsi dans l’ordre le nombre d’angelots présents sous le manteau divin (trois pour le Jour 2, quatre pour le Jour 4, un grand nombre pour le Jour 6). L’inconvénient serait en revanche de donner à la scène visuellement la plus importante, celle du Jour 4, l’emplacement le plus petit.
Ce hiatus gênant a été expliqué par un commentateur de l’époque, Condivi ( [4] , p 49), pour qui la Séparation des Terres et des Eaux représenterait en fait le Jour 5 : Création des animaux de l’Air et des animaux de l’Eau. L’ordre chronologique est rétabli, mais pas la continuité visuelle (1-4-3-5-6). Cette idée, pourtant astucieuse puisque le panneau montre bien le Ciel et la Mer (et non la Terre et la Mer) n’a pas été reprise par les contemporains.
Plus récemment [4], on a proposé une lecture typologique selon les écrits de saint Augustin :
- la Séparation des Terres et des Eaux symboliserait l’Eglise séparant les croyants et les païens ;
- la Création du Soleil et de la Lune symboliserait la Seconde venue du Christ (qui implique aussi ces deux luminaires) ;
- la Séparation de la Lumière et des Ténèbres symboliserait le Jugement Dernier (les Bons et les Mauvais).
L’inconvénient est qu’il n’y a pas de texte de Saint Augustin réunissant ces trois notions.
En fait, l’explication est purement formelle, et montre l’extrême distance de Michel-Ange par rapport aux illustrations habituelles et séquentielles du texte :
- les deux scènes de séparation (Lumière/Tenèbres et Dieu/Homme) sont mises en balance, dans deux rectangles aux diagonales opposés ;
- deux ignudi vus de dos (les seuls de toute le chapelle) accompagnent Dieu vu de dos (en bleu sombre) ;
- les trois scènes où Dieu est en vol (2 3 4) tournent autour du soleil [5].
Dans sa description de ces trois scènes, Vasari traduit à sa manière cette sensation de mouvement tournant :
« Dans le même panneau où il bénit la terre et créé les animaux, on voit cette fois une figure volante qui t’escorte : quand tu avances dans la chapelle, elle continue à tourner et se dirige dans toutes les directions ; il en va de même dans l’autre scène, quand il sépare l’eau de la terre : belles figures et acuité d’ingéniosité dignes seulement des mains les plus divines, celles de Michel-Ange. » Vasari, Le Vite Dei Piu Eccellenti Pittori Scultori E Architetti, Vol VI
Ainsi l’inversion chronologique et l’inversion visuelle que constitue la vue de dos se combinent pour interdire la lecture strictement linéaire. Tournant dans un sens ou dans l’autre, ce tourbillon central a pour effet d’inviter le spectateur à deux lectures en sens inverse :
- de l’autel à la chapelle, dans l’ordre chronologique (approximatif) de la Genèse ;
- de la chapelle à l’autel, dans une interprétation néo-platonicienne qui va de la Création de l’Homme à sa Perfection, sous la forme de Dieu s’auto-créant [4].
Au centre de la partie la plus sobre, la plus abstraite et la plus sacrée de la chapelle Sixtine, les trois figure come fratelli trouvent leur plus parfaite application, impulsant leur mouvement tournant aussi bien dans l’espace physique que dans celui des interprétations.
Pietà (dessinée pour Vittoria Colonna)
Michel-Ange, vers 1546, Isabella Stewart Gardner Museum
A la fin de sa vie, Michel-Ange reprendra la formule, alors totalement démodée, pour les deux angelots surnuméraires de cette Pietà. Par rapport à ses trois Pietà sculptées, ce dessin explore un effet impossible en sculpture : Marie étendant ses bras en forme de croix comme si, malgré la Déposition, elle-même restait crucifiée. D’où le vers de Dante sur le montant vertical, exprimant cette interminable douleur :
Vous ne pensez pas à ce qu’il en coûte de sang
Non vi si pensa quanto sangue costa
Ce peintre anonyme, en recopiant le dessin, a rajouté des auréoles et la couronne d’épines, mais supprimé la croix, ce qui rend le thème incompréhensible. Il clarifie en revanche plusieurs détails : le cordage blanc, le bandeau de poitrine ornée d’un troisième angelot, et les doigts de l’angelot de gauche qui se glissent sous l’aisselle du Christ.
Mise au Tombeau
Michel-Ange, 1500-01, National Gallery
Pour imaginer cette solution ad hoc, Michel-Ange s’est probablement souvenu de ce tableau de jeunesse, laissé inachevé : en pleine mode des figure come fratelli, il avait alors voulu appliquer la formule deux fois :
- pour les personnages soulevant le corps du Christ (Saint Jean et une des trois Maries) ;
- pour les deux personage du premier plan : Marie-Madeleine vue de face, et la Vierge vue de dos (d’après un dessin du XVIIème siècle montrant le tableau dans un état moins dégradé [6] ).
L’épuisement décoratif
Les Vierges Folles Les Vierges Sages
Le Parmesan, 1531-39, Santa Maria della Steccata, Parma
Trois Vierges Folles, entre Moïse et Adam en grisaille, tiennent à bout de bras deux lampes éteintes, le vase de lys sur leur tête signalant leur virginité.
De l’autre côté de l’arcade, trois Vierges Sages, entre Eve et Aaron, tiennent deux lampes allumées. La composition, extrêmement étudiée (on possède de nombreux croquis préparatoires) est identique pour les deux panneaux.
Les deux Vierges latérales forment des figure come fratelli presque parfaites, mis à part le bras droit, tantôt levé en avant pour tenir une des lampes, tantôt baissé à l’arrière sans rien tenir : ce qui permet d’intercaler la Vierge centrale, le bras droit en arrière tirant la première lampe par en dessous, le bras gauche en avant tenant la seconde lampe par en dessus.
Autoportrait devant les fresques de la Steccata, Chatsworth House Etude pour la Steccata, British Museum
L’autoportrait montre :
- que Le Parmesan était particulièrement fier de cet arrangement ;
- que les six femmes étaient initialement conçues comme des danseuses, sans rapport avec les dix Vierges de la Parabole : dans le premier croquis elles n’ont pas de lampe, dans l’autre elles portent sur leur tête des paniers de fleurs, et non un vase de lys, et échangent une corbeille.
L’idée des Vierges est probablement venue dans un second temps, en raison de la cérémonie de dotation de jeunes filles qui s’effectuait dans l’édifice. On remarquera d’ailleurs que les lampes, allumées ou éteintes, ne modifient pas les ombres sur les figures : preuve que ce thème était secondaire dans l’esprit du peintre.
Dans la logique de l’orientation de l’édifice, les lampes éteintes ont été rajoutées du côté de l’ombre, côté Nord (en bleu sombre), les lampes allumées côté Sud (en bleu clair). En entrant dans la frise au niveau de Moïse, l’oeil du spectateur suit l’horizontale des deux bras tenant les lampes éteintes, et sort par la figure d’Adam. Celui-ci contemple la fresque du cul de four, réalisée postérieurement mais d’après un dessin du Parmesan. Après Adam, l’oeil rencontre d’abord Marie puis le Christ. Enfin, il rentre dans la seconde frise par la figure d’Eve, suit les lampes allumées des Vierges Sages et sort par la figure d’Aaron, qui le renvoie vers la nef. Ceci fournit un autre argument quant au placement des Vierges : du point de vue de la Parabole, il est logique que les Vierges Sages se trouvent du côté du Christ, puisqu’elles ont allumé leur lampe justement pour l’accueillir. Malheureusement, l’iconographie du Couronnement imposait de placer Marie en position d’honneur, à la droite du Christ : donc du côté des Vierges folles.
Logiquement, Le Parmesan aurait dû choisir de placer Eve de ce côté, en face de la nouvelle Eve, et Adam en face du nouvel Adam. Mais Il a préféré suivre une logique hiérarchique où, dans son parcours continu, l’oeil rencontre d’abord la figure principale des trois couples : Moïse avant son frère Aaron, Marie mère de Dieu avant son Fils, Adam avant son épouse Eve. Ce qui aboutit à placer Moïse du côté de la Folie (on peut le justifier par le fait qu’il brise les tables de la Loi devant la Folie des hommes) mais Eve et Aaron, chacun avec son serpent, du côté de la Sagesse, ce qui constitue pour le moins un impair théologique. Toutes ces incohérences disparaissent si on revient à la conception initiale, des danseuses et non des Vierges. Le fait que les commanditaires n’aient pas protesté suggère que l’idée des Vierges venait probablement d’eux [7].
On voit que, pour Le Parmesan, les considérations décoratives primaient largement sur les considérations religieuses ou supposément ésotériques.
Deux putti en supportant un troisième, d’après Le Parmesan, British Museum (1870,0813.904) Trois femmes portant des vases, Le Parmesan (attr), Morgan Library (1993-378)
En exacerbant sa puissance plastique, le maniérisme tire le motif vers l’épuisement sémantique.
Frise décorative
Aldegrever, 1537, British museum
L’alternance recto-verso ne survivra désormais que dans le vocabulaire décoratif .
Références : [1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88 [2] D.Arasse, « L’Annonciation italienne » [3] Inès Martin http://www.inesguide.fr/pages/mes-exposes/moderne/raphel-le-songe-1504.html [3a] Pierluigi De Vecchi, Gianluigi Colalucci , « La Cappella Sistina: il restauro degli affreschi di Michel-Angelo », 1996, p 171 [4] Sur cette lecture « à rebours », voir Charles De Tolnay, « The Sistine Ceiling » https://archive.org/details/sistineceiling0000deto/page/44/mode/1up?q=moon&view=theater [5] Il ne faut pas y voir une sorte de pré-héliocentrisme : la thèse de Copernic n’arrivera à Rome qu’en 1533, et influencera peut être, selon certains, la fresque du Jugement Dernier (1536-41). Elle est impensable en 1511. [6] Biblioteca Comunale degli Intronati, Siena https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/michelangelo-the-entombment-or-christ-being-carried-to-his-tombArticle suivant : 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations
Pour une synthèse récente des controverses concernant le tableau :
Philip McCouat « MICHELANGELO’S DISPUTED ENTOMBMENT » Journal of Art in Society
https://www.artinsociety.com/michelangelos-disputed-entombment.html [7] Ces contradictions ont poussé certains à intervertir la lecture, voyant les Vierges Sages du côté des lampes éteintes, et réciproquement, en contradiction complète avec la Parabole. Voir Mary Vaccaro, « Parmigianino’s Virgins in Santa Maria della Steccata: Wise or Foolish? » in Belle Arti, Saggi di Storia e di Stile, ed. M. C. Chiusa, Electa, Milan, 2005, pp. 41-47 https://www.academia.edu/15616724/_Parmigianinos_Virgins_in_Santa_Maria_della_Steccata_Wise_or_Foolish_in_Belle_Arti_Saggi_di_Storia_e_di_Stile_ed_M_C_Chiusa_Electa_Milan_2005_pp_41_47