Le principe transcendance (suite). 10 – L’esthétique, «éthique de l’avenir».

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

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Le principe Transcendance - Alain RAYNAUD (thebookedition.com)

Poésie et création sont synonymes. La création continuée de l’homme par lui-même est un poème. L’esthétique est l’énoncé du poème.

L’art n’est pas la technique. La technique est immanence. Elle fait l’ouvrier. Maîtrisée au plus haut point elle fait pourtant de l’ouvrier un artiste, alors que tel «artiste» se révèle en réalité piètre ouvrier ! La technique de l’ouvrier n’est d’ailleurs pas simple répétition de procédés et de procédures, de protocoles et de gestes, ni utilisation codifiée d’instruments de conception immuable. Le technicien peut modifier à l’occasion ou durablement tel ou tel élément des techniques qu’il utilise, mais il ne peut le faire qu’à la marge, sans en changer la finalité. L’art ne peut pas se passer de la technique, mais il n’est pas la technique.

L’art n’est pas non plus utile ! La technique est nécessaire à l’artiste comme au technicien, mais le technicien produit un objet qui en principe rend service alors que l’artiste produit du beau, dont nous ne savons pas s’il rend service. Ce que nous savons, c’est que si le beau est disjoint de l’humanité, et l’esthétique du bien, l’art associé à des «utilités» particulières,immanentes, n’est plus au service d’une vérité universelle.

S’il n’a pas pour fonction l’utile, l’art existe-t-il donc pour lui-même ? Au lyrisme social et politique des romantiques, les poètes réunis autour de la revue «Le Parnasse contemporain», les Parnassiens,  opposent «l’art pour l’art». La plume de Théophile Gautier (notamment dans la préface à «Mademoiselle Maupin» en 1835 et dans «Emaux et camées» en 1852) se fait aristocratique : «L’art pour nous n’est pas un moyen mais le but», «En général, dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle», «Il n’est pas bon de plaire… à une foule quelconque»

Vassily Kandinsky leur répond en 1911 que «l’art pour l’art» correspond à des «périodes où l’âme est engourdie par des visions matérialistes, par l’incrédulité, et par les tendances purement utilitaires qui en découlent». Et il précise en note, relevant un caractère malgré tout positif de cette thèse : «Cette opinion est l’un des rares agents de l’idéal en de telles époques. C’est une protestation inconsciente contre le matérialisme qui veut tout réduire à une forme pratique et utilitaire». Ce que Marx voit dans la religion, à la fois expression de la misère réelle et protestation contre cette misère, Kandinsky le voit dans la théorie de l’art pour l’art, expression de la misère de l’âme humaine et protestation contre cette misère. 

L’art, enfin, n’est pas reflet, reproduction, imitation, ni explication du réel.

Dans «Henri Matisse, roman», Aragon fait écho au jugement du peintre sur la Renaissance artistique du XVe au début du XVIIe siècle : «Il y a de la suspicion chez Matisse devant les gens de la Renaissance, Michel Ange, Vinci… Ces gens qui disséquaient en cachette, ces démonteurs d’anatomie. Que ça préoccupait non pas de surprendre la main en mouvement, mais de savoir comment étaient les petits os dedans, les gaines, les tendons»
Cette décadence scientiste de l’art est l’expression des marqueurs de la Renaissance que sont la naissance du capitalisme individualiste et du colonialisme destructeur des altérités, dont la restauration du dualisme philosophique de Platon et la réforme religieuse de Luther et de Calvin sont les paravents idéologiques. Le meilleur exemple de cette décadence est Léonard de Vinci plus anatomiste, technicien ou inventeur que peintre, n’en déplaise à Mona Lisa émergeant avec un énigmatique sourire du sfumato inventé par son créateur. Pour Michel Ange le summum de la beauté est la forme humaine. Raphaël a, au plus haut point selon les spécialistes, l’art de faire disparaître son art derrière la nature.

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A cette profusion de techniques tout entières au service de la gloire de l’homme européen-grec conquérant le monde, la littérature échappe grâce notamment à quatre résistants.

Thomas More et Montaigne ont vu et critiqué ce que la barbarie occidentale coûtait au monde et à l’âme. Dans son «Utopie», Thomas More énonce sa thèse centrale : «Tant que le droit de propriété sera le fondement de l’édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage que disette, tourments et désespoir».  Montaigne, dans ses «Essais», fait le procès du colonialisme, de la soi-disant supériorité de la civilisation occidentale, et introduit de la relativité dans un monde de certitude et d’intolérance.

Shakespeare et Cervantès sont des écrivains de la rupture, de l’espoir désespéré.

L’aliénation de l’être humain à l’argent, au faux-semblant, à l’absurdité criminelle d’une civilisation «où les fous mènent les aveugles», Skakespeare l’a vue et dénoncée. En 1605, le roi Lear, éperdu de malheur, submergé par la trahison, le désordre et le crime, nous supplie : «Qui pourra me dire qui je suis ?». A quoi Cervantès répond : «Je sais qui je suis». Je sais qui je suis, car j’ai un but, ma vie a un sens, je suscite le rire et bien moquez-vous mais mon idéal est plus réel que votre réel (comme dira Fichte), ma vérité est folle mais elle est plus vraie et moins folle que les travestissements dont vous êtes les jouets. Le philosophe Miguel de Unanumo, dans sa «Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança» (1905) a bien vu l’incarnation de cette transcendance dans le héros de Cervantès.  

Bien sûr, Cervantès, comme son héros, abdique devant le gigantisme de la mission et la faiblesse de ses moyens - le temps du changement n’est pas encore arrivé – et demande au roi Philippe II de lui accorder un modeste emploi de comptable, mais l’œuvre survit comme le rappel de notre propre mission, à nous vivants du 21e siècle.

Shakespeare pose dans la célèbre tirade d’Hamlet (Acte III, scène I) le dilemme qui est toujours le nôtre, parce qu’il est éternel et que notre décadence atteint un point de bascule : aliénation à ce qui est, et donc à ce qui est mort, ou transcendance des possibles, promesse de vies futures. «Être, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte ?… Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient, ne trouvait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes, se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d'action».

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De l’artiste Vassily Kandinsky rappelons en passant le féru d’ésotérisme et d’occultisme, articles de mode à l’époque, notamment les doctrines théosophiques qui affirment la présence en l’homme et en tout l’univers d’une sagesse d’origine divine, immanence de Dieu. L’anthroposophie de Rudolf Steiner en particulier eut sur lui une grande influence : pour Steiner, mais différemment d’Aragon, l’homme est double : un homme «sensoriel», matériel, et un homme «spirituel». Une sorte de dualisme platonicien «new age». Le dualisme ne fait pas transcendance, au contraire : l’homme divisé est aliéné.

Kandinsky décrit la vie spirituelle de la société comme un triangle. Ce triangle comporte plusieurs strates de taille de plus en plus réduite au fur et à mesure que se rapproche le sommet. Dans celle du bas, en nombre, dominent les matérialistes primaires qui ne posent que la question du «comment». Dans la pointe haute du triangle, le petit groupe des vivants qui s’interrogent sur le pourquoi. A chaque niveau, des artistes qui lui sont homogènes et d’autres qui tendent à passer au niveau supérieur et à y faire passer avec eux toute la strate.

L’ensemble du triangle s’élève tendanciellement dans le temps jusqu’à constituer un nouveau triangle, plus «élevé» spirituellement que le premier. Et ainsi de suite. Mais une régression est toujours possible, l’apparition dans le champ artistique et spirituel d’ «une grande tache noire morte». Tout artiste qui se laisse aller, par démagogie ou par intérêt, à flatter les strates qui lui sont inférieures, est forcément avalé par cette tache. L’art-vérité, l’art-questionnement, devient alors gênant pour l’artiste lui-même qui est entraîné à la chute dans l’art pour l’art, c’est-à-dire l’application consciencieuse ou la découverte ingénieuse de techniques rendant sa production parfaitement homogène non à la strate où il était sur le point de parvenir par son travail créateur mais à la strate inférieure qu’il contribue ainsi non à élever mais à faire végéter.

Ne sommes-nous pas en ce premier quart du 21e siècle dans une de ces périodes régressives ? Qu’on en juge par cette description de Kandinsky : «La question quoi disparaît dans l'art. Seule subsiste la question comment l'objet corporel pourra être rendu par l'artiste. Elle devient le credo. Cet art n'a pas d'âme. L'art continue dans cette voie du comment. Il se spécialise et n'est plus intelligible que pour les seuls artistes, qui commencent à se plaindre de l'indifférence du public pour leurs œuvres. En général, l'artiste, dans ces périodes, n'a pas besoin de dire grand-chose et un simple autrement le fait remarquer et apprécier de certains petits cercles de mécènes et de connaisseurs, qui le prônent (ce qui n'exclut pas des avantages matériels parfois fort importants), de sorte que l'on voit une foule de gens habiles se jeter, avec un talent apparent, sur cet art qui semble si facile à conquérir. Chaque centre d'art voit vivre des milliers et des milliers d'artistes de ce genre dont la plupart ne cherchent qu'une nouvelle manière et fabriquent sans enthousiasme, le cœur froid et l'âme endormie, des millions d'œuvres d'art.

La concurrence se fait plus vive. La chasse au succès rend la recherche toujours plus superficielle. De petits groupes, qui ont, par hasard, réussi à s'écarter de ce chaos d'artistes et d'images, se retranchent sur les positions conquises. Le public, resté en arrière, regarde sans comprendre, perd tout intérêt pour un tel art et lui tourne tranquillement le dos».

L’art  «est le langage qui parle à l’âme». L’âme est ce qui tend à nous rendre plus grand que nous, ce qui nous pousse à nous transcender. Les artistes portent une responsabilité à l’égard des autres hommes, puisque leurs œuvres «contribuent à l’atmosphère spirituelle… qu’ils purifient ou empestent». Cette responsabilité leur fait d’abord éprouver un sentiment de peur lié à l’incertitude du choix : par ce choix suis-je fidèle au processus de vérité appelé en moi par la transcendance, se demandent-ils.Lorsqu’il serait si facile, si profitable, de céder aux désirs de la foule, aux injonctions des marchands d’art, il n’est pas rassurant de ramer à contre-courant, ou de précéder de trop loin le courant dominant. Est-il possible, en matière de foi, d’amour, de politique et d’art, est-il vivable, d’avoir raison contre tous, comme le soutient Romain Rolland dans «Clérambault» : «Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous – et au besoin contretous» ?  

Le trop de certitude peut inciter l’artiste à prendre trop de risques. En avance sur son époque, ayant placé la beauté du monde ailleurs que dans ce monde, hors frontières, dans les sphères de l’esprit, l’artiste-prophète avance sans voir que chaque côté du chemin est un ravin profond où un faux-pas peut le faire glisser.

Dans son livre et dans sa peinture, Kandinsky nous dresse le tableau des difficultés, des pièges, des drames, que la transcendance évite ou au contraire induit dans la vie de l’artiste et de la société où vit ce dernier, l’omniprésence invisible de «la grande tache noire», qui, cancer de l’âme et de l’art, ne demande qu’à projeter ses métastases dans l’esprit du sujet et le corps social dans son ensemble.

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Ce qu’est l’art et ce qu’il n’est pas, Pablo Picasso le fait comprendre par des images. L’art n’est pas simple technique :«Je suis communiste, dit-il, et ma peinture est de la peinture communiste. Mais si j’étais cordonnier… je ne serais pas obligé de clouer mes souliers d’une manière spéciale pour montrer mes opinions politiques». Sur l’engagement politique de l’artiste, Picasso dit : «Que croyez-vous que soit un artiste ! Un imbécile qui n’a que les yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même, s’il est boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux évènements du monde, se façonnant de toute pièce à leur image. Comment serait-il possible de se désintéresser des autres hommes, et, en vertu de quelle nonchalance ivoirine, de se dérober d’une vie qu’ils vous apportent si copieusement ! Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi».

L’ennemi, c’est l’ennemi de la transcendance, le Capital. Mais du capital, comme de la transcendance, Picasso ne parle pas. L’artiste n’est pas en service commandé. Son œuvre, son travail d’artiste, ne sont pas propagande ou prosélytisme : «Si j’étais un chimiste, communiste ou fasciste, si j’obtenais un liquide rouge dans mes mélanges, cela ne voudrait pas dire que je fais de la propagande communiste, n’est-ce-pas ? Si je peins une faucille et un marteau, on peut croire que c’est une représentation du communisme, mais pour moi, ce n’est qu’une faucille et un marteau».

Contre toute reproduction du réel, Picasso, faisant allusion à la photographie de Brassaï proclame : «L’art est le langage des signes. Quand je prononce homme, j’évoque l’homme, ce mot est devenu le signe de l’homme. Il ne le représente pas comme pourrait le faire une photographie. Deux trous, c’est le signe du visage, suffisant pour l’évoquer sans le représenter... deux trous, c’est bien abstrait si l’on songe à la complexité de l’homme… Ce qui est le plus abstrait est peut-être le comble de la réalité».

Il découle de là que la vérité ne peut exister. «Si je cherche la vérité dans ma toile, je peux faire cent toiles avec cette vérité. Alors quelle est la vraie ? Et qui est la vérité ? Celle qui me sert de modèle ou celle que je peins ? Non, c’est comme dans tout le reste. La vérité n’existe pas». La vérité, comme l’avenir, n’existe pas en soi, elle est à créer.  Si la vérité n’existe pas, puis - jepour autant faire n’importe quoi ? «La plupart des peintres sefabriquent un petit moule à gâteaux, et après, ils font des gâteaux. Toujours les mêmes gâteaux. Ils sont très contents». C’est que la création déborde des moules, souvent elle les brise. Mais il faut faire vite car notre liberté ne dure jamais très longtemps : «Si je colle trois morceaux de bois sur une affiche et si je dis que c’est de la peinture, ce n’est pas la liberté…C’est faire n’importe quoi avec trois morceaux de bois… S’il y a une liberté dans ce qu’on fait, c’est de libérer quelque chose en soi-même. Et même ça, ça ne dure pas». Il faut saisir le transcendant quand il passe.

La tâche de l’artiste, «prêtre du beau», est immense. «Est beau, selon Kandinsky, ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme». Et en note, précision utile : «Tout peut être intérieurement beau qui est extérieurement «laid». Il en est ainsi en art, il en est ainsi dans la vie».

Pour Platon, le beau fait partie avec le bien et le vrai des objets de la philosophie. René Char, dans le dernier des «Feuillets d’Hypnos» écrits dans les combats de la Résistance en 1943-44, dédie à la Beauté «dans nos ténèbres»  non pas une place mais «toute la place».

Si l’âme est ce foyer de transcendance qui nous tire en haut, l’en- haut de Teilhard ou l’en-haut du triangle spirituel de Kandinsky, alors le beau, qui élève l’âme, est transcendant, sans que le transcendant soit forcément beau. Le beau est beau pour quelqu’un, il n’est pas beau en soi, parce qu’il serait par exemple techniquement parfait, il l’est pour des sujets, non pas les seuls «amateurs d’art» mais tous les sujets touchés par lui.Tant du point de vue de l’artiste que du sujet regardant (ou écoutant), le beau est d’abord ressenti, vécu, expérimenté. «Le beau, dit Hegel, est la manifestation sensible de l’idée», ce qu’illustrera plus tard Gaston Bachelard en réhabilitant l’imagination, c’est-à-dire la projection du sujet dans un autre espace-temps.

Un premier seuil de transcendance est franchi lorsque la généralisation du vécu personnel oblige l’individu à sortir de son petit moi, à se «décentrer» pour atteindre le niveau du concept. Cette première mutation correspond à une phase où la raison fait l’essentiel du cheminement. La mutation suivante est l’incorporation du concept au symbole par un acte de foi du sujet. «Nous étions jusque-là, écrit Garaudy dans «Marxisme du 20e siècle», par les sens ou par les concepts, tournés vers ce qui est déjà fait, le mythe nous enjoint de nous tourner vers ce qui est à faire. Il nous appelle à n’être pas seulement constructeurs d’objets ou calculateurs de rapports, mais donateurs de sens et créateurs d’avenir. Le symbole exige ce décollement à l’égard de l’être, ce dépassement de l’être dans le sens et dans la création».

Dieu aussi parle aux hommes par symboles. De Dieu pourtant, il n’est pas question ici ; ni Picasso ni Kandinsky n’en prononcent le nom. Mais nous avons compris qu’il n’est nul besoin d’un dieu anthropomorphe, extérieur et supérieur à l’Homme, pour vivre sous le régime du principe Transcendance, c’est-à-dire pour créer du neuf. Kandinsky nous a prévenu : est beau ce qui est beau intérieurement. Autrement dit, le transcendant ne pose pas la question du beau, mais le beau révèle le transcendant. Le beau est beau parce qu’il est transcendant.

Comme le montre une part de l’immense œuvre de Picasso, le laid transcendé devient beau par subversion, la transcendance est belle parce qu’elle subvertit.

Selon Kant, alors que le beau est la perception en l’objet artistique d’une finalité en-soi, d’une finalité sans fin – quoique différente de l’art pour l’art où l’objet artistique lui-même n’a aucune finalité – le sublime a à voir avec l’illimité, la totalité, l’universel. Kant, Gorki et Platon se rejoignent ainsi pour faire de l’esthétique et de l’éthique, du beau et du bien, les éléments d’un tout, les parties inséparables d’un même corps spirituel.

Contre «l’artisme» et la «cultuerie de masse» (titre de son livre),qui, à grands renforts d’illusions et de manigances du Capital, substituent au beau le vulgaire, l’art vrai, dit Martine Chifflot, nous appelle au beau, à la grâce, et, finalement, au sublime. «Le beau… est ce qui plait ou enseigne…, le sublime… ce qui inspire ou ébranle…, la grâce… ce qui charme ou concilie. Leurs antonymes respectifs sont la difformité, la médiocrité, la violence... Leurs formes vicieuses la froideur, la monstruosité, le maniérisme. Il serait légitime de penser que… l’idée-critère de beauté (qui est, pour Platon, une hypostase [= contenu, forme, principe] du bien) transcende ces trois principes et qu’elle
puisse aussi investir le champ moral et épistémique, comme Platon parle de belles actions et de belles sciences. Cette beauté inaltérable et transcendante constituerait une forme, une référence éternelle et universelle
»Le sublime est l’ultime de la transcendance dans les arts, la création par excellence, qui nous met en branle «vers un grand but». Suivant les différents arts, les moyens diffèrent bien sûr.

Les artistes qui utilisent les mots doivent trouver ceux et leur arrangement qui se fraieront un chemin jusqu’à l’âme du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur; «le mot est une résonance intérieure», dit Kandinsky ; l’écriture est mystique par nature, il n’existe pas et ne peut exister d’autre intermédiaire que le support entre le mot inventé et le mot reçu, même s’il change de sens en cours de route.

La peinture, par l’extrême concentration de l’espace et du temps dans la couleur et dans la forme, livre son message d’un seul mouvement provocateur.

La musique a besoin d’interprètes et de techniciens, médiateurs généralement différents de son auteur, mais, comme le note Kandinsky, elle «dispose du temps et de la durée» pour trouver dans le sujet la voie qui tirera celui-ci vers l’en-haut et l’en-avant. Selon Nietzsche, la musique est une survivance de l’homme dionysiaque, uni par tous ses sens au cosmos, dans une ivresse vitale, opposée à l’individuation apollonienne qui donne de ce cosmos une vision faussée. Eros contre Thanatos, Dionysos contre Apollon : sublime bataille des dieux. Sans cette dialectique de la vie et la mort, il n’y aurait ni art ni transcendance.

Le sacré est, au sens religieux, ce qui relève de ou appartient à la divinité : êtres, objets, espaces et temps particuliers. Au sens moral, le sacré désigne des valeurs jugées supérieures : «amour sacré de la Patrie», proclame «La Marseillaise». Pour nous, qui pensons que Dieu est non un être mais un acte, nous ne ferons pas cette distinction. 

«L’art n’est pas sacré parce qu’il est destiné à un culte, comme tant de peintures ne sont pas sacrées parce qu’elles traitent un sujet religieux», remarque Garaudy, pour qui la synthèse des arts n’est pas la musique mais la danse. «Ce qu’il y a de sacré… dans la danse, ce n’est… pas de prétendre illustrer la liturgie de telle ou telle croyance, c’est cette exigence de totalité de l’homme, corps et esprit. C’est aussi cette puissance d’arrachement aux gestes quotidiens utilitaires ou protocolaires… Cette volonté aussi de dépassement du chaos…, de le surmonter, de le transcender… Dans un monde physique qui… semble s’abandonner aux dérives suicidaires de l’entropie, les arts – et la danse qui en est la synthèse, sont un effort de remontage de l’Univers… Pour exalter ses forces montantes : le travail, l’amour, la révolte contre le non-sens, la beauté et la foi». La transcendance, comme Dieu, est un acte.

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L’esthétique n’est pas ici la théorie de l’art. Elle n’est pas la critique d’art, qui s’attache à décrire ou expliquer telle œuvre particulière. Elle n’est pas non plus, comme le voulaient Hegel puis, plus tard, certains marxistes un peu trop hégéliens, une science qui voudrait tout expliquer du beau sauf ce qui fait qu’on le trouve tel. L’esthétique n’est pas enfin élucubration détachée de toute matière, ou catalogue de «lois» (y compris celles du marché) auxquelles l’artiste, et son public, devraient se soumettre, l’un pour créer du beau, l’autre pour s’en extasier. Poser le problème de l’esthétique c’est donc répondre au préalable à la question : qu’est-ce que la vérité d’une œuvre ?

Que l’esthétique ne puisse plus être catalogue de règles, qu’elle ne puisse donc être «appliquée» comme une leçon bien apprise, tient en effet à cette vérité de base à laquelle nous amène Picasso, à sa façon imagée : «L'enseignement académique de la beauté est faux. On nous a trompés, mais si bien trompés qu'on ne peut plus retrouver pas même l'ombre d'une vérité. Les beautés du Parthénon, les Vénus, les Nymphes, les Narcisses sont autant de mensonges. L'art n'est pas l'application d'un canon de beauté, mais ce que l'instinct et le cerveau peuvent concevoir indépendamment du canon. Quand on aime une femme, on ne prend pas des instruments pour mesurer ses formes, on l'aime avec ses désirs et, cependant, on a tout fait pour introduire le canon même dans l'amour. À vrai dire, le Parthénon n'est qu'une ferme sur laquelle on a mis un toit ; on a ajouté des colonnades et des sculptures parce qu'il y avait à Athènes des gens qui travaillaient et qui voulaient s'exprimer. Ce n'est pas ce que l'artiste fait qui compte, mais ce qu'il est… Ce qui nous intéresse, c'est l'inquiétude de Cézanne, c'est l'enseignement de Cézanne, ce sont les tourments de Van Gogh, c'est-à-dire le drame de l'homme. Le reste est faux».

Dans «Esthétique et invention du futur», Roger Garaudy prolonge l’observation de Picasso, auquel il a consacré le premier chapitre de «D’un réalisme sans rivage» : «La connaissance… ce n’est pas l’acte de découvrir un sens, qui existait déjà dans les choses, c’est l’attribution d’un sens par l’homme… Toute vérité n’est qu’une étape transitoire. Chaque vérité appelle son propre dépassement, désigne sa propre transcendance». On touche là la marque au front de l’Homme qui en fait dans tous les domaines, notamment dans l’art, le réceptacle et le sujet de la transcendance, cette capacité de rompre avec tous les déterminismes, psychologiques et sociologiques, de créer du neuf. L’esthétique est alors méthode pour découvrir comment rendre effective cette capacité par laquelle l’individu isolé, atomisé, de nos sociétés aliénantes, devient une personne, un sujet agissant, tant il est vrai, comme le disait Matisse, qu’il faut «créer pour vivre», et que donc, en art, en amour, en sciences, en politique, qui ne crée pas ne vit pas.

C’est ce qui fait qu’esthétique, éthique et transcendance sont indissociables. Dans «La Poésie sauvera le monde», Jean-Pierre Siméon ne dit pas autre chose lorsque, à propos de la poésie, il écrit : «La poésie relève d’abord d’un principe premier et fondateur d’incertitude», principe déjà relevé par Kandinsky, et Siméon poursuit : «Elle nait d’un pressentiment que toute vue des choses, toute nomination, tout concept, toute définition, pour indispensables qu’ils soient, tendent à clore le réel et à en limiter la compréhension…Tout poème est un démenti à la donnée immédiate et objective puisqu’il se donne pour fonction de rendre sensible, donc perceptible, ce que l’évidence obnubile… La poésie illimite le réel». «Rendre visible l’invisible», avait déjà dit Paul Klee.

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Apparaissent ainsi insensiblement les composants d’une esthétique transcendante, la seule qui invite à l’universel dépassement. Ces composants seraient la sensibilité et l’imagination.

Dévalorisée par Platon, pour qui elle ne peut rendre pleinement compte du réel, «maîtresse d’erreur et de fausseté» pour Pascal, «folle du logis» chez Malebranche, l’imagination a longtemps été victime des excès de la Raison.

Gaston Bachelard replace la raison dans sa relativité, et réhabilite l’imagination créatrice. Les travaux de Bachelard portent à la fois sur l’épistémologie des sciences et sur l’esthétique.

En épistémologie (épistémologie entendu comme analyse de l’esprit, des méthodes et des crises de telle ou telle science ou des sciences en général), Bachelard établit que les progrès se font non de manière linéaire mais par bonds qualitatifs : à chaque obstacle rencontré, et le premier est la simple et parfois trompeuse observation des phénomènes, la science est obligée, pour surmonter cet «obstacle épistémologique», de rompre avec son histoire ou une partie de son histoire, avec ses méthodes ou une partie de ses méthodes, et d’inventer un «nouvel esprit scientifique», un sens nouveau de la recherche, de nouvelles méthodes. Cette conception de l’évolution scientifique rapproche Bachelard de Marx, qu’il enrichit. Bachelard est ainsi l’inventeur d’une épistémologie non dualiste, c’est-à-dire non platonicienne - les Idées dans leur Ciel n’attendent pas que nous les découvrions-, et non plus cartésienne - les «natures simples et absolues» de Descartes ne nous attendent pas davantage.

En esthétique, ce dépassement du rationalisme dogmatique consiste en une réhabilitation de l’imagination, réhabilitation qui naît elle-même de la prise en compte de la sensibilité, sous-estimée dans la civilisation occidentale. A condition que la sensibilité, la «raison sensible», soit orientée au-delà d’un espace-temps figé, au-delà de la frontière du monde. Obnubilée par l’ici présent, elle reste contemplative. L’imagination, fille de la sensibilité, se projette forcément dans un ailleurs de lieu et de temps, sans lequel elle n’existe pas. L’imagination puise dans le passé et le présent, mais ne leur doit rien, car elle transforme ce qui est mort en promesse de vie nouvelle. L’imagination est ainsi à l’origine de la création artistique, comme de toute création. Elle est source des ruptures dans l’ordre du monde. «Sous les pavés la plage»,«L’imagination au pouvoir»,  écrivaient sur les murs les révoltés de mai 1968.

Bien sûr, pour devenir créatrice, l’imagination a besoin de médiateurs. L’artiste est impuissant sans l’artisan qu’il contient. Et inversement. Les hommes, dans l’organisation de tous les aspects de leur vie doivent veiller à se servir des techniques sans s’y asservir ! L’esthétique, en tant que pédagogie de l’imagination, se révèle alors proche de l’éthique, et aussi de la politique révolutionnaire, et encore de l’amour, car que reste-t-il de l’amour et de la politique si l’imagination les a quittés, si le passé mort et le présent agonisant effacent l’avenir, qui est toujours par définition à faire naître ? «Rien n’est écrit», c’est la base de tout dépassement de soi.

Le dépassement, le transcendant, a besoin de l’immanent, comme le but appelle le moyen, comme l’infini n’est jamais, ainsi que l’a vu Hegel, que la trame temporelle des finis, et en définitive comme l’art n’est, pour reprendre la formule de Malraux, un «anti-destin», que parce que le destin lui-même n’est que la part immanente du transcendant. Le transcendant est le fini, en moi ou que je contemple, dont je peux faire un infini. Une esthétique transcendante est une pédagogie de la raison sensible et de l’imagination qui me fait accéder à cet infini.

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Au sujet de Malraux, Teilhardde Chardin écrivait : «J’ai l’impression qu’il a vraiment… dépassé l’Art, pour essayer de découvrir son Dieu». Ne peut-on en réalité le dire de chaque homme essayant, dans le dédale des destins imposés, de faire de sa vie une œuvre d’art, qui l’élève, et, l’élevant, nous élève tous avec lui ? Une esthétique transcendante, en restituant à la sensibilité et à l’imagination leurs places dans la construction de chaque personne humaine, dans l’ordonnancement de ses rapports avec la nature et avec les autres hommes, s’applique non seulement à l’art, mais à notre approche même de la vie, comme le note
Wittgenstein dans le «Tractatus» : «L’Ethique est transcendantale. Ethique et esthétique sont une seule et même chose» ;  et Gorki : «L’esthétique est l’éthique de l’avenir»
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Alain RAYNAUD
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Les notes ne sont pas transcrites.
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