Evocation d’un mémorial à Venise : écrire pour ne plus se taire

Publié le 01 octobre 2023 par Africultures @africultures

Écriture fragmentaire d’une conscience tourmentée, le deuxième roman de  de Khalid Lyamlahy, Evocation d’un mémorial à Venise, porte la plume dans la plaie de notre lâcheté. Un ouvrage, paru aux éditions Présence africaine, dont on ne sort pas indemne à l’heure où la « crise migratoire » défraie la chronique en France.

Ce texte s’écrit à partir du suicide d’un jeune Gambien de vingt-deux ans, Pateh Sabally, un jour froid de janvier 2017 à Venise, devant un parterre de touristes et habitants de la ville qui restent pantois ou filment la scène. Certains commentaires fusent et font résonner un racisme cru. A la suite, nombreux sont les médias qui condamnent la scène, alors largement relayée sur les réseaux sociaux à l’échelle internationale. Cela dit, dans cette ville italienne historique inondée de toute part où l’arrivée des secours est rendu difficile, et tandis que le canal était à 5°C, qu’était-il possible de faire ?  Le récit ne cesse de poser la question, en creux, tout en en ciselant progressivement une seconde : si l’homme qui a sauté dans le Grand Canal avait été blanc, les choses se seraient-elles passées de la même manière ? Aurait-on entendu des incitations à le laisser mourir tel que cela s’est produit ? Alors le narrateur, non sans ironie, explicite la pensée collective abjecte :

Qu’on tourne vite la page de cette irruption inopinée, qu’on en finisse avec cette mésaventure, qu’on vienne repêcher ton corps sans vie pour retrouver le calme et la sérénité. Comme si de rien n’était. (p.101)

Rendre hommage

Le récit fragmentaire qui se propose au lecteur entend redonner vie à celui que l’on a évacué trop vite. Il répète incessamment son nom, Pateh, son parcours depuis sa Gambie natale et lui prête les dernières réflexions avant le moment funeste, instant antithétique avec le cadre vénitien.

Longtemps je me suis demandé ce qui signifie mourir dans une ville habituée aux fêtes et aux commémorations, une ville d’eau et de lumière (…). Mourir dans les coulisses d’un monde de fastes et d’excès. (p.144)

Cependant, il ne s’agit pas d’une biographie mais d’un genre autre, qui trouve son nom dans le titre, un mémorial. En effet, la voix narrative qui traverse le récit et dialogue avec le disparu ne cesse de décrire ce suicide, le temps juste avant, celui juste après de sorte à rendre à l’évènement toute son importance et à Pateh, son humanité. Aussi, au bout du texte, le lecteur comprend qu’oublier cet homme, c’est oublier la fraternité, le devoir d’accueil, notre éthique, notre morale.

De là se dresse une myriade de portraits d’hommes et de femmes venus de loin pour une vie plus sûre en Europe mais confrontés à l’impossibilité d’être l’égal de l’Occidental, vu toutes les difficultés administratives et le racisme prégnant. Il s’agit ainsi d’adjoindre au mémorial pour Pateh toutes les figures que notre usage nomme « migrants » ou « sans papier » mais que le livre entend replacer au rang d’humains, de mêmes, de frères, d’abord et avant tout.

Ecrire pour convoquer ces visages émaciés par le froid et la fatigue, ces rictus sur les coins des lèvres gercées, ces plaies ouvertes et jamais refermées sur des corps et des territoires. (p.28)

Il s’agit de Musa, jeune Guinéen retrouvé pendu dans ses draps dans un centre de rétention de Turin, de Fatim, footballeuse gambienne noyée dans la traversée méditerranéenne, de ce jeune Malien d’une quinzaine d’années dont personne n’a jamais retrouvé le nom et qui avait cousu son bulletin scolaire, témoignage de brillants résultats, dans sa veste avant que ses rêves ne chavirent dans la Méditerranée, etc.

Ecrire : pour quoi ?

Finalement le récit propose de multiples réflexions sur le pouvoir (ou non) de la littérature. Que peut-elle face à autant de violences ? de morts ? de regards détournés ? Mais au bout du texte l’amour, tandis que le narrateur rencontre un visage allié à Venise. Peut-être seule consolation ou remède possible.

Un texte inclassable et nécessaire.

Emmanuelle Eymard Traoré

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