Mark Twain, 1895.
" Tu t'en vas, et tu ne reviendras plus. "
" Oui, dit-il. Nous avons longtemps compagnonné tous les deux, et cela a été bien agréable - agréable pour nous deux ; mais je dois partir maintenant, et nous ne nous reverrons plus."
" Dans cette vie, 44, mais dans une autre ? Nous nous reverrons dans une autre, quand même, 44 ? "
Alors, tranquillement et avec pondération, il fit cette réponse étrange :
Une influence subtile souffla de son esprit au mien, transportant le sentiment vague, imprécis mais bienheureux et encourageant que ces mots incroyables pouvaient être vrais - et même qu'ils devaient être vrais.
" Tu ne t'en es jamais douté, August ? "
" Non, comment aurais-je pu ? Mais si ça ne peut être que vrai... "
" C'est vrai... " La vie elle-même n'est qu'une vision, un rêve."
C'était électrique. Mon Dieu, j'avais nourri cette même pensée des milliers de fois au cours de mes songeries !
" Rien n'existe ; tout est un rêve. Dieu - l'homme - le monde - le soleil, la lune, le désert des étoiles : un rêve, tout n'est qu'un rêve, ils n'ont aucune existence. Rien n'existe sinon l'espace vide - et toi ! "
" Et tu n'es pas toi - tu n'as pas de corps, pas de sang, pas d'os, tu n'es qu'une pensée. Moi-même, je n'ai pas d'existence, je ne suis qu'un rêve - ton rêve, une créature de ton imagination. Dans un instant tu l'auras compris, tu vas alors me bannir de tes visions et je me dissoudrai dans le rien à partir duquel tu m'as crée....
" Je péris déjà - je m'affaiblis, je m'éteins. Dans un instant tu seras seul dans l'espace sans rives pour errer à jamais dans ces solitudes sans limites, sans ami ni compagnon - car tu resteras une Pensée, la seule Pensée existante, et par nature inextinguible, indestructible. Mais moi, ton pauvre serviteur, je t'ai révélé à toi-même et t'ai libéré. Rêve d'autres rêves, des rêves meilleurs ! ..."
Mark Twain, extraits de "N°44 Le mystérieux étranger", 1899, Éditions Tristam, 2011 pour la traduction française. À propos du livre :"C'est en 1969 que "N°44 Le mystérieux étranger" est publié pour la première fois aux États-Unis ( ce qui explique que ce livre ne soit pas dans le domaine public ), tel que Mark Twain l'avait laissé... Si ce livre n'a jamais été terminé ( on s'en aperçoit à peine ), Twain y a travaillé sans relâche pendant les douze dernières années de sa vie - il ne pensait pas que le public était prêt ; il avait du mal à se débarrasser de l'image d' "humoriste sauvage de la côte Pacifique " qu'il s'était donnée. C'était pourtant l'époque de ses textes politiques contre l'impérialisme, contre le pouvoir de la religion, celle de l' "Homme d'État non rémunéré ".
Cependant, la date de 1490 ( date du début de l'histoire ) est importante, car August, le narrateur, est apprenti imprimeur, comme l'a été Mark Twain, et l'imprimerie est là pour éveiller le village médiéval endormi d'Eseldorf (ville des ânes), en Autriche...
Le 12 mai 1899, dans une lettre qu'il écrit depuis l'Autriche, où il vit, à son ami Williams Howells, Mark Twain ( de son vrai nom Samuel Langhorne Clemens ) parle de son projet :
" J'avais l'intention, depuis plusieurs années, de cesser d'écrire pour l'édition dès que j'en aurais les moyens. J'en ai enfin les moyens, et j'ai remisé le stylo du pisse-copies patenté.
Ce que je voulais, c'était la possibilité d'écrire un livre sans la moindre réserve - un livre qui ne se préoccuperait ni des sentiments de qui que ce soit, ni de leurs préjugés, opinions, croyances, espoirs, illusions, désillusions ; un livre qui dirait ce que j'ai à dire, venu du fond de mon cœur, dans le langage le plus clair et absolument sans aucune limitation. Je pensais que ce serait un luxe inimaginable, le paradis sur terre.
Je l'ai mis en oeuvre maintenant, et c'est un vrai luxe ! une ivresse intellectuelle : deux fois de suite, je m'y suis mal pris ; et suis allé assez loin, les deux fois, avant de m'en apercevoir. Mais je suis certain que cette fois-ci, je suis sur la bonne route. C'est un conte. Je crois que je peux lui faire dire ce que je pense de l'Homme, et comment il est construit, et quelle pauvre chose minable et ridicule il est, et à quel point il se trompe dans son évaluation de son caractère, de ses pouvoirs, de ses qualités et de sa place parmi les animaux.
Jusqu'ici, je pense y être parvenu. J'ai révélé le secret à Madame ( Mrs Clemens ) il y a deux jours, j'ai fermé les portes à clef et je lui ai lu les premiers chapitres. Elle a dit :
" C'est parfaitement horrible - et parfaitement beau !"
En préservant toutes les limites de la modestie, c'est ce que je pense.
J'espère qu'il me faudra un an ou deux pour l'écrire, et que ce sera le bon recipient pour contenir toutes les insultes que j'ai l'intention d'y décharger"
Extraits de la postface au roman "N°44 Le mystérieux étranger" par Bernard Hoepffner, son traducteur en France.
Du même auteur, dans Le Lecturamak :