Émile Zola, 1902.
" Un jour clair tombait des larges fenêtres, aux vitraux blancs, bordés de jaune et de bleu tendre. Pas un bruit, pas un mouvement ne troublait la nef déserte, où les revêtements de marbre, les lustres de cristal, la chaire dorée dormaient dans la clarté tranquille. C'était le recueillement, la douceur cossue d'un salon bourgeois, dont on a enlevé les housses, pour la grande réception du soir. Seule, une femme, devant la chapelle Notre-Dame des Sept-Douleurs, regardait brûler la herse des cierges, qui brasillaient en répandant une odeur de cire chaude.
L'abbé Mauduit voulait monter à son appartement. Mais un grand trouble, un besoin violent l'avait fait entrer et le retenait là. Il lui semblait que Dieu l'appelait d'une voix lointaine et confuse, dont il ne pouvait saisir les ordres. Lentement il traversait l'église, il cherchait à lire en lui-même, à calmer ses alarmes, lorsque tout d'un coup, comme il passait derrière le chœur, un spectacle surhumain l'ébranla de tout son être.
C'était, derrière les marbres de la chapelle de la Vierge, aux blancheurs de lis, derrière les orfèvreries de la chapelle de l'Adoration, dont les sept lampes d'or, les candélabres d'or, l'autel d'or luisaient dans l'ombre fauve des vitraux couleur d'or ; c'était au fond de cette nuit mystérieuse, au-delà de ce lointain tabernacle, une apparition tragique, un drame déchirant et simple : le Christ cloué sur la croix, entre Marie et Madeleine, qui sanglotaient ; et les statues blanches, qu'une lumière invisible, venue d'en haut, détachait contre la nudité du mur, s'avançaient, grandissaient, , faisaient de l'humanité saignante de cette mort et de ces larmes le symbole divin de l'éternelle douleur.
Éperdu, le prêtre tomba sur les genoux. Il avait blanchi ce plâtre, ménagé cet éclairage, préparé ce coup de foudre ; et, la cloison de planches abattue, l'architecte et les ouvriers partis, il était foudroyé le premier. De la sévérité terrible du Calvaire, une haleine soufflait, qui le renversait. Il croyait sentir Dieu passer sur sa face, il se courbait sous cette haleine, déchiré de doute, torturé par l'idée affreuse qu'il était peut-être un mauvais prêtre.
Oh ! Seigneur, l'heure sonnait-elle de ne plus couvrir du manteau de la religion les plaies de ce monde décomposé ? Devait-il ne plus aider à l'hypocrisie de son troupeau n'être plus toujours là, comme un maître de cérémonie, pour régler le bel ordre des sottises et des vices ? Fallait-il donc laisser tout crouler, au risque que l'Église elle-même fût éventrée par les décombres ? Oui, tel était l'ordre sans doute, car la force d'aller plus avant dans la misère humaine l'abandonnait, il agonisait d'impuissance et de dégoût. Ce qu'il avait remué de vilenies depuis le matin lui étouffait le cœur. Et les mains ardemment tendues, il demandait pardon, pardon de ses mensonges, pardon des complaisances lâches et des promiscuités infâmes. La peur de Dieu le prenait aux entrailles, il voyait Dieu qui le reniait, qui lui défendait d'abuser encore de son nom, un Dieu de colère résolu à exterminer enfin le peuple coupable. Toutes les tolérances du mondain s'en allaient sous les scrupules déchaînés de cette conscience, et il ne restait que la foi du croyant, épouvantée, se débattant dans l'incertitude du salut. Oh ! Seigneur, quelle était la route, que fallait-il faire au milieu de cette société finissante qui pourrissait jusqu'à ses prêtres ?
Alors, l'abbé Mauduit, les yeux sur le calvaire, éclata en sanglots. Il pleurait comme Marie et Madeleine, il pleurait la vérité morte, le ciel vide. Au fond des marbres et des orfèvreries, le grand Christ de plâtre n'avait plus une goutte de sang...
Émile Zola, extrait de "Pot-Bouille" , 1882. Du même auteur, dans Le Lecturamak :