Yara El-Ghadban : propos recueillis par Sophie Alary publié le 20 novembre 2023 dans Philosophie magazine

Publié le 03 décembre 2023 par Onarretetout

“Ma vie a été modelée par l’expérience historique de la Nakba qui a arraché mes ancêtres à leur terre”

Alors que les artistes et écrivains palestiniens sont nombreux à travers le monde, on les entend peu, dans la presse, au sujet de la guerre actuelle en Israël. Nous avons donc interrogé l’anthropologue et écrivain Yara El-Ghadban, née à Dubai au sein d’une famille palestinienne réfugiée et qui vit au Canada depuis plus de trente ans. Elle nous explique son rapport à la Palestine perdue, mais aussi l’écho mondial que suscitent dans la jeunesse contemporaine l’abandon des Palestiniens et la question de la colonisation.

Qu’est-ce qui réunit la communauté palestinienne, celle qui vit en Cisjordanie ou à Gaza, et celle qui est exilée à travers le monde ? 

Yara El-Ghadban : Ce qui nous unit, c’est l’histoire de notre peuple, c’est la « Nakba » [l’exil forcé des habitants arabes de la Palestine mandataire après la création de l’État d’Israël en 1948], génération après génération. Toute ma vie a été modelée par cette expérience historique qui a arraché mes ancêtres à leur terre. Avec l’exil, j’ai dû vivre dans différents pays, sans statut, jusqu’à mon arrivée au Canada – et c’est la même chose pour des millions de Palestiniens. Le lien qui nous unit n’est pas imaginaire ; il est concret, bien vivant, anthropologiquement démontrable. Notre identité palestinienne nous a forgés : même si les trajectoires d’exil varient, les réseaux de solidarité sont très puissants. Je me souviens d’une discussion il y a quelques années avec une collègue canadienne d’origine juive. Elle ne comprenait pas que je ne mette pas de côté le sujet palestinien alors que j’avais une autre vie à mener, ici au Canada. Je lui avais spontanément répondu que, tant qu’il n’y aurait pas justice et réparation pour ce que mes grands-parents et mes parents avaient vécu, je ne pourrais pas oublier et que je restais associée à leur histoire. Plus tard, alors qu’elle militait aux côtés de mouvements pacifistes et solidaires à la cause palestinienne, elle m’a raconté à quel point notre discussion l’avait fait réfléchir.

Dans votre livre Je suis Ariel Sharon (Mémoire d’encrier, 2018), vous faites parler l’ancien Premier ministre israélien alors qu’il est plongé dans le coma. Vous l’amenez à prendre conscience du parallélisme entre le traumatisme qu’a vécu sa communauté dans l’exil et celui que vivent les Palestiniens. Pourquoi semble-t-il si difficile aujourd’hui de définir un destin commun ?

Je fais une distinction très claire entre les classes institutionnelles et les gouvernements d’un côté, et les peuples de l’autre. L’histoire de cette terre a toujours été marquée par la pluralité. Nous sommes situés entre trois continents du Vieux Monde, les premières migrations humaines sont passées par la Palestine, je suis fière de cette complexité qui nous caractérise. Je pense que l’idéologie sioniste a cherché à construire une identité unique, pas seulement vis-à-vis des Palestiniens d’ailleurs, mais aussi vis-à-vis des Israéliens. Pour l’exercer, il a fallu construire des murs, des checkpoints, vivre dans la guerre et la paranoïa. Mais cette identité unique est extrêmement réductrice : ce n’est ni l’expérience du peuple juif, ni celle du peuple palestinien. Nous avons toujours été ensemble, il faut repartir de ça. Continuer à vivre ensemble est la seule solution possible. Et je vois une nouvelle génération de jeunes gens que la lutte pour la justice concerne et qui affirment que leur identité juive ne se réduit pas à l’État d’Israël. C’est difficile et courageux, mais c’est l’avenir. Les institutions occidentales ont aussi leur part de responsabilité dans ce qui arrive aujourd’hui, dans les nombreuses violations des lois internationales qu’elles ont elles-même rédigées et qu’elles sont les premières à négliger. Si le monde entier se mobilise pour la cause palestinienne, c’est parce que tous ceux qui ont vécu des contextes de colonisation en reconnaissent les mécanismes politiques et disent à leurs gouvernements « ce n’est pas en notre nom que vous pouvez faire ça ». C’est ça qui m’encourage aujourd’hui. Les gouvernements doivent être très attentifs à tous ces jeunes qui refusent de se voir léguer l’héritage si violent dans lequel ils vivent et de le reproduire. Nous vivons un moment de basculement.

Comment décririez-vous la société civile en Palestine ? Quel rôle peut-elle jouer demain ?

Il y a depuis longtemps déjà une explosion d’art palestinien qui reflète toute la diversité des expériences, entre ceux qui ont vécu sur place les blocus et les attaques, et ceux qui ont vécu à l’étranger. Ces expressions artistiques sont fondamentales pour imaginer un avenir autre, j’y tiens beaucoup. Dans les mouvements révolutionnaires qui ont suivi l’histoire des colonisations, la culture a toujours été mise au service de la révolution. Il y a des années, une musicienne, Kamilya Joubran, me disait qu’on lui reprochait parfois de jouer une musique pas assez politique alors qu’elle vivait sous occupation en Cisjordanie. Elle répondait qu’il était difficile d’imaginer ce que pourrait être la Palestine, si un jour elle était libérée sans qu’on ait pris soin de son héritage culturel – car, sinon, avec quoi reconstruire un nouveau pays ? La culture, c’est l’imagination ; si l’on manque d’imagination, on reproduit les mêmes processus.

Voit-on vraiment s’éloigner les deux solutions, celle d’un État binational et celle de deux États côte à côte ?

Je ne sais pas quelle est la solution politique de demain mais je pense qu’on devrait rester ouvert et ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Avant qu’une solution politique soit construite, il faut renforcer la chaîne des solidarités, et forcer nos gouvernements à changer de discours car les leurs ne fonctionnent plus. Rester ouverte, c’est peut-être là mon privilège d’écrivain. Plus largement, nous avons besoin d’élargir l’imaginaire et d’accepter d’aller vers quelque chose d’inédit. Le premier travail à faire, c’est de reconstruire les relations, pour changer l’ordre du monde – sinon on risque aussi de reproduire des Gaza partout sur cette planète. Il est très tentant de dire que notre souffrance est exceptionnelle, mais non, elle s’inscrit dans une longue histoire de souffrances humaines et de luttes communes, qu’il faudrait pouvoir unir. Ça peut paraître utopique, mais toute une génération a justement grandi sans vivre les utopies du XXe siècle. Moi-même, je suis née après que toutes les grandes figures révolutionnaires ont été assassinées. C’est comme si on nous avait convaincu qu’il n’y avait plus d’utopie possible, et qu’il fallait nous concentrer sur notre capacité individuelle à survivre au système. Si nous en sommes là, c’est que toute une génération a vécu sans rêves, dans un monde très cynique. Il faut penser autre chose.

C’est là votre rôle d’écrivaine : imaginer une nouvelle construction commune face à la crise actuelle à Gaza ?

En travaillant sur le roman Je suis Ariel Sharon, je me suis rendu compte que cet homme était né en Palestine, alors que l’État d’Israël n’existait pas encore, et qu’il était donc palestinien. Je me suis demandé quel aurait été son destin s’il avait choisi de le rester et de construire avec son histoire, avec son identité juive, la Palestine. On le voit aujourd’hui comme l’ancien Premier ministre israélien mais il aurait pu être autre chose. La littérature doit se prêter à ce genre d’exercices. On ne peut pas demander ça à des enfants traumatisés à Gaza, on ne peut pas demander ça à des gens qui ont perdu toute leur famille, qui ne trouvent plus ni à manger ni à boire, alors c’est à moi, qui vis dans un espace sécurisé, qu’incombe cette responsabilité. Je crois qu’on peut insérer dans la sphère des mots un nouveau vocabulaire qui fasse sens. Actuellement, je travaille sur un nouveau roman qui va à contre-courant du discours attendu de la part des Palestiniens, de l’injonction à lâcher prise, à abandonner, comme si nous devions nous soumettre après avoir perdu la bataille. Dans ce roman, j’ose inverser le discours et j’imagine un contexte où la Palestine est le seul endroit où l’on peut encore vivre sur la planète. J’ai eu envie de créer un univers parallèle pour montrer qu’un autre monde est possible si l’on a le courage de l’imaginer. On me demande souvent comment je peux encore garder l’espoir mais, c’est très simple, je n’ai plus que ça ! Et d’ailleurs, l’espoir devient une entreprise extrêmement politique dans le monde dans lequel nous vivons ; je pense qu’à un moment donné, il y aura une masse critique de gens qui espèrent et qui pourront agir en conséquence.

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“Le premier travail à faire, c’est de reconstruire les relations, pour changer l’ordre du monde – sinon on risque aussi de reproduire des Gaza partout sur cette planète”