Dans le journal, une mention de cette nouvelle série télévisée portée par un éphèbe contemporain tendance préraphaélite : « En termes d’audience, cela représente 29,0% de l’ensemble du public âgé de quatre ans et plus et 38,9% des femmes responsables des achats âgées de moins de 50 ans. »
38,9%. On va pas chipoter sur une deuxième décimale. Non. On aurait pu arrondir à 39, mais ce petit dixième de pour-cent pose se pose un peu là quand même. Cette virgule qui barre la route à l’unité supérieure indique bien qu’une équipe de chercheurs férue de rigueur mathématique a déterminé très précisément qui a regardé quoi et comment.
Ce pourcentage en béton nous procure un agréable frisson scientifique. Précis. Solide comme les trois côtés d’un triangle équilatéral. On flotte, béat, les neurones détendus et l’estomac au bord de la sieste quand tout à coup, un choc électrique interrompt le flot de mélatonine charriée par notre glande pinéale. On se réveille en sursaut. On relit. Les femmes. Responsables des achats. De moins de 50 ans. On résume :
Les femmes on connait.Les responsables des achats, normalement on les trouve dans des entreprises qui ont besoins de ressorts pour fabriquer des matelas.Il existe également un nombre toujours en expansion d’êtres humains qui comptent entre zéro et 50 années.
Pris séparément, chaque élément de cet énoncé nous parait évident. Mais quand on assemble le tout, notre esprit part en couille. On se calme. On se concentre. On déplie les chakras. « Les femmes responsables des achats de moins de 50 balais… » On se le répète comme un mantra. On assemble les termes. On visualise. Une femme. Un billet de banque. Un magasin. Quarante ans. Est-ce que je connais quelqu’un lui ressemble ? Julie peut-être, mais comment savoir si elle gère les achats ? Et d’abord, quels achats ? La mercerie ? Les pneus ? Le nouvel écran plat ? La caisse de 12 bouteilles de Saint Amour en promotion ?
Pour Amélie, boulangère, farouchement célibataire et pas intéressée par mettre sur orbite une nouvelle génération on dira que oui, pourquoi pas. À 45 ans, elle gère sa petite entreprise, son petit ménage plus deux coquins qui partagent ses nuits rares et sont sommés de disparaître au petit matin.
Mais que penser d’Albertine, 39 ans, charcutière et mère de trois enfants ? Le matin, c’est elle qui emmène ses petits à l’école pendant que Gérard ouvre la boutique et accueille les premiers clients. Elle achète les quarts de boeuf en gros, lui, les ingrédients nécessaires au remplissage du garde-manger familial.Amanda, 25 ans n’achète plus rien du tout, elle échange un cours de piano contre un panier garni ou une pompe à vélo.
À force de s’interroger, apparaît une faible lueur, l’écho d’une réminiscence lointaine, du temps où madame en tablier à fleurs servait un grand Scotch à Monsieur rentré fourbu d’une longue journée de dur labeur. Pendant que le mari buvait, l’épouse époussetait l’argenterie et surveillait d’un oeil la cuisson du rôti. À 20 heures précises, elle appelait les enfants. À table ils fallait qu’ils se taisent, papa était fatigué. Ensuite, maman faisait la vaisselle avec Palmolive pour le soin de ses mains. Quand elle avait couché la marmaille, elle passait une nuisette, une paire de bas et des porte-jarretelles, se glissait sous les draps mais papa ronflait déjà. Ok, hier on avait la ménagère, aujourd’hui la responsable des achats. Comme disait Alexandre Vialatte : « Rien n’arrête le progrès, il s’arrête tout seul.»
Au-delà ce méprisant glaçage sémantique, reste la question de savoir comment, de la foule immense des femmes, on a pu extraire avec précision une sous-population aux contours vagues et aux poches remplies d’argent.