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Un grand moment de solitude. (Julien Gracq)

Par Jmlire

Un grand moment de solitude. (Julien Gracq)

" Tout à coup un soldat, sorti on ne sait d'où, passa derrière la section en courant à toutes jambes, et en criant, de cet accent de la panique qui fait brusquement froidir la peau : " On se replie : Vlà les Allemands ! Le lieutenant G. n'avait pas encore eu le temps de se retourner qu'une demi-douzaine d'hommes de son groupe le plus éloigné, emboîtaient le pas au fuyard d'un seul élan et disparaissaient derrière la haie.

- Ça commence bien, gronda entre ses dents le lieutenant G., extrêmement nerveux. Il fit comme par réflexe trois pas pour courir arrêter la débandade, mais sentit brusquement que s'il se mettait à galoper, il n'allait pas galoper seul : Dieu sait où ça s'arrêterait. Il se mit à crier après ses hommes d'une voix sèche et rageuse, qui ne portait pas - mais le groupe avait déjà fondu dans la verdure : on n'avait pas chance de le revoir de sitôt. Le reste des hommes, nerveux, silencieux, sortait de ses trous comme un diable de sa boîte, comme on sort de sa maison quand on sent trembler le sol, venait se coller contre lui, la mine blême, jetant de tous côtés des regards en dessous, avec ce souffle des narines qui reprenait maintenant plus fort. Le lieutenant G. eut grand'peine à les disperser un peu.

- Les vlà ! Les vlà, cria tout à coup un soldat qui regardait du côté de la prairie.

Le soleil maintenant bas sur l'horizon mettait partout déjà des ombres allongées derrière les arbres, mais à gauche l'immense prairie était une seule nappe unie de lumière dorée jusqu'à Bourbourg, où le bombardement semblait aussi avoir cessé. Sur la prairie tout à l'heure vide, à six, sept cents mètres, du pas peu pressé en effet des travailleurs qui rentrent de l'ouvrage, on voyait maintenant nettement s'avancer de petites silhouettes noires, sept ou huit, pas plus, très dispersées - on n'avait pas du tout l'impression d'une troupe, plutôt des gens en train de vaquer séparément à leurs affaires - qui progressaient à partir de la berge du canal. Des Français ou des Allemands ? Le lieutenant G. se sentait perplexe. Il était invraisemblable, incroyable, que des Allemands eussent passé là sans qu'on eût entendu la moindre fusillade - d'un autre côté, la tranquillité presque paysanne de ces promeneurs en cet instant n'était pas rassurante outre mesure...

Si seulement il avait eu des jumelles ! Sur ce qu'il avait à sa gauche, à sa droite, en face, personne ne s'était jamais chargé de le renseigner : faire ouvrir le feu sur ces silhouettes suspectes était plus qu'angoissant : l'instinct avait beau lui persuader le contraire, ce devait être, ce ne pouvait être que des Français qui commençaient à se replier. Tout à coup on entendit des cris d'appel lointains : derrière une haie, à deux cents mètres, l'agent de transmission reparu se mit à gesticuler frénétiquement, comme s'il faisait signe de revenir en hâte. Puis prit ses jambes à son cou sans plus attendre, et disparut...

Le lieutenant G. traversait vraiment un vilain moment. Il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence, et tout le reste de son corps creux et mou, flasque, soudain vidé de tout influx nerveux : un accumulateur qui tout d'un coup avait fini de se décharger. Ce qu'il aurait voulu, c'était dormir, ne fut-ce qu'un quart d'heure, s'arracher à ces trognes qui suintaient la catastrophe, à cette mare, à ce sous-bois de piège à loups où il se sentait tombé comme au fond d'une trappe. Il se maudissait amèrement. Bien sûr, il aurait fallu se replier. Tout de même, c'était sûr , on lui avait fait signe. Des idées brusquement commençaient à tourner dans sa tête qui lui donnaient le vertige. " Le lieutenant G. , porté disparu ce soir avec toute sa section - c'est tout de même bizarre, vous ne trouvez pas ? Est-ce qu'il aurait eu une idée de derrière la tête en restant tout seul sur le canal ? " Les gens qui commencent à hocher la tête : " Il était fiché comme P.R*. vous vous souvenez. C'est à se demander si c'est tout à fait un hasard." La cinquième colonne... Les fuyards de tout à l'heure, qui allaient faire les malins au bataillon : " Nous, on a compris tout de suite où il voulait en venir." Personne pour expliquer. Ses hommes à lui - ces drôles de tête qu'ils commençaient à faire en le regardant. Presque de complicité, aurait-on dit - cela devenait suffocant. Personne à qui parler. Et c'est vrai que les voilà maintenant perdus. Perdus. Les Allemands qui devaient déjà grouiller tout autour du bois.

Mais que faire, Bon Dieu, que faire ? est-ce qu'il n'y avait vraiment plus un moyen de passer l'éponge sur tout ça : " On s'est trompé. Il y a maldonne - on recommence." Les premiers casques gris qui vont pointer entre les arbres tout à l'heure, et alors qu'est-ce qui va se passer ? Ce qui va se passer - mais cela crève les yeux : tout le monde va lever les mains en silence, sans même essayer de bouger - et alors ? - alors, c'est là qu'on commence à refuser tout à fait de penser - c'est là que ça n'est plus possible : est-ce que le lieutenant G. va se lever et braquer son pistolet sur le premier qui va lever les bras ? Il a beau s'efforcer, il ne se voit pas en train de le faire : tout est de sa faute, c'est trop injuste. Pourtant c'est sûr, tout de même, on ne peut pas se replier comme ça. Pour un isolé pris de panique... un affolé qui fait des gestes avec les bras... Ce n'est pas possible, grand Dieu - pas possible. Pas possible que des choses vous arrivent comme ça - il doit y avoir un moyen de se décoller l'esprit de ce gibier pris dans la trappe, de prendre de l'altitude, de se mettre à planer au-dessus de ce carnaval. Pendant que la tête lui tournait un peu de ses réflexions plutôt démâtantes, il était assis, assez nonchalamment adossé au rebord du talus, fumant des cigarettes sans rien dire, et la chose qui n'était pas la moins surprenante, c'est qu'il voyait à leur tête que l'impression qu'il devait donner en ce moment à ses hommes, c'était une certaine impression de tranquillité.

- Qu'est-ce qu'on va faire, mon lieutenant ?

- On va attendre la nuit..."

Julien Gracq : extraits de " Manuscrits de guerre, récit" 1941-42, Éditions Librairie José Corti, 2011.

*(Militaire) Propagande révolutionnaire, mention portée en France dans les dossiers militaires des personnes peu sûres du fait de leur activité politique. ( https://fr.wiktionary.org/wiki/P._R.)

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