Coup de cœur
Le Mage du Kremlin De Giuliano da Empoli
Par Emmanuel GOUJON
Il s’agit d’une plongée dans la Russie contemporaine dirigée par « le Tsar », personnage omnipotent dont le surnom dit tout. A l’heure où les tensions sont de plus en plus fortes entre l’Occident et la Russie, ce « roman » permet de mieux comprendre les arcanes, mais aussi les origines, d’un système où Vladimir Poutine est le maître tout puissant et le grand ordonnateur du chaos. Le « roman » de Giuliano Da Empoli est une sorte de long monologue, ou peut-être plutôt de confession exhaustive, d’un homme qui a été longtemps au sommet du pouvoir aux côtés de Poutine. On peut même dire qu’il l’a aidé à accéder à ce pouvoir absolu et sans partage alors que la Russie post-soviétique se liquéfiait dans une forme extrême de néo-capitalisme sans règle et sans vision à part celle du profit immédiat.
Le Mage est largement inspiré, comme l’a reconnu l’auteur, de Vladislav Sourkov qui a été longtemps le spin doctor de Poutine et un de ceux qui ont nourri sa réflexion et sa stratégie, notamment concernant la « verticalité du pouvoir » et « la démocratie souveraine ». Autant de concepts disruptifs que le maître du Kremlin continue de mettre en œuvre avec application depuis plus de dix ans. Comme Sourkov, le héros du roman, baptisé Vadim Baranov, a mystérieusement disparu de la scène politique russe ; comme lui, il écrit sous pseudonyme des articles et des nouvelles étrangement visionnaires ; comme lui encore il a été l’ami de l’opposant et ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski. Les personnages secondaires du roman ont des noms connus, apparus régulièrement à la Une des journaux du monde entier : Evguéni Prigogine, Igor Sechine, Edouard Limonov, et même le magnifique labrador noir de Poutine, Koni, qui avait tant effrayé la Chancelière Angela Merkel.
Mais ce n’est pas le plus important. Ce n’est pas un hasard si l’auteur est un essayiste connu qui a également joué le rôle de conseiller politique, entre autre aux côtés de Mattéo Renzi en Italie. Né en France et enseignant à Sciences-Po, cet Italo-suisse réfléchit sur l’évolution du monde politique et du monde en général. Son essai « Les ingénieurs du chaos » consacré aux nouveaux maîtres de la propagande politique, a été traduit en douze langues. Une preuve de l’intérêt que provoquent ses réflexions sur la démocratie actuelle et l’ordre du monde complètement bouleversé depuis l’invasion de l’Ukraine et l’attaque du Hamas. Car le plus important dans ce « roman », c’est bien la réflexion sur le pouvoir que nous dévoile le texte, qui dès lors devient, plus qu’un roman, une parabole de la lutte inégale que mènent aujourd’hui les démocraties occidentales contre les absolutismes totalitaires de tout poil, qu’ils soient russe, iranien, islamiste ou encore technologique.
« La nature humaine est gourmande d’événements. Elle les attend, les convoite, même si elle fait semblant d’en avoir peur, mais il est clair qu’il s’agit d’un goût que nous ne pouvons plus nous permettre. Parce qu’aujourd’hui, l’événement, même le plus petit vol d’une mouche, peut déchaîner l’enfer. Le virus a été la répétition générale, mais nous sommes à peine au commencement. C’est pour cette raison que désormais la course se fera entre l’événement et le pouvoir. Et étant donné que le premier coïncidera avec la possibilité toujours ouverte de l’apocalypse, nous serons obligés de choisir le second. Pas le pseudo-pouvoir que vous pratiquez en Occident : masques de clown qui interprètent un scénario de tragédie. Non, le pouvoir retournant à son origine primaire : le pur exercice de la force. La statue de marbre qui d’une main protège et de l’autre menace ».
Ces mots sont prophétiques dans la bouche du Mage qui a fait du monde son théâtre où Poutine est l’acteur principal. Et avec la même verve, il dénonce les dangers sur nos libertés individuelles des nouvelles technologies, toutes inventées au départ par des militaires : internet, le GPS, les ordinateurs, les drones...
« Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-même. La vérité, c’est que la technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions d’une mobilisation totale. Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des données a fait de l’humanité un seul système nerveux, un mécanisme fait de configurations standards prévisible comme une nuée d’oiseaux ou un banc de poissons ».
L’aspiration à la sécurité absolue, au confort, à l’absence d’accident qui travaille notre société occidentale, et qui pourrait aussi être vue comme une forme d’aspiration à l’immortalité si elle n’était largement abêtie par la surconsommation et ses effets sur la planète, demeure sans doute la plus grande faiblesse des populations occidentales. En face, des dirigeants sans scrupules et sans contre-pouvoir, qui n’ont pas peur de se salir les mains, et ne respectent plus les règles internationales aujourd’hui qu’ils se savent en position de force, sèment partout le discorde, la guerre et le désordre qui les servent bien mieux que la paix. La question que pose Giuliano Da Empoli entre les lignes est la suivante : cette sécurité-là en vaut-elle la peine ? Visionnaire comme toujours, Winston Churchill en son temps avait déjà répondu : « A la guerre, la maxime ‘sécurité d’abord’ mène tout droit à la ruine ».
Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli, NRF Gallimard, Paris 2022, 281 pages.