Je ne sais pas si on peut dire qu’on a tous un souvenir très fort lié à un épisode de notre vie dans lequel une cabine téléphonique (ou son absence) aura joué un rôle essentiel, un de ces trucs où on sait que notre avenir est en bascule. En tout cas j’en ai, très précis, et je pourrais les raconter en détail, jusqu’à la température qui régnait à ce moment là ou le vêtement que je portais.
Alors, forcément, un spectacle qui se déroule sur une placette où se dresse une cabine téléphonique, ça me parle. Mais, même si vous avez moins de trente ans vous comprendrez immédiatement les limites et paradoxalement l’espace de liberté que cet endroit clos de moins de un mètre carré a pu apporter à ses usagers, mot qu’on employait alors pour désigner les clients d’un service public, donc accessible à tous, pourvu que la cabine soit en état de fonctionnement évidemment, mais ceci est une autre histoire.
Que vous ayez donc utilisé ou pas cet objet vous saisirez très vite les enjeux d’
Allosaurus. Le titre est une double allusion à la préhistoire par le suffixe (saurus) qui connote l’époque des dinosaures et le préfixe (allo) qui théoriquement signifie ce qui est étranger (allopathie, allophone, qui parle une autre langue). Ce n’est qu’au moment d’écrire cette chronique que je réalise que cela renvoie aussi, et sans doute de manière évidente pour les concepteurs du spectacle à ce petit mot chargé d’instaurer la fonction pratique de la conversation :
allo, j’écoute …
D’ailleurs ne croyez pas que c'est une déformation du hello que les anglais emploient pour se saluer, ou du allo qu'utilisent les allemands et les québécois en guise de bonjour, au-revoir et salut. On fait "allo" en décrochant le combiné tandis que les Italiens disent "pronto", les Japonais "moshi moshi" et les Espagnols "diga".
Cela signifie j'écoute en hongrois (plus précisément Hallo) ce qui nous renvoie à l'invention du entral téléphonique par le hongrois Tivadar Puskas en avril 1877.
Ce spectacle est intéressant à plusieurs titres, et au-delà du sien, de titre. Il porte tout ce qui fait le tissu des
relations humaines et des émotions. On en parle comme d’un spectacle immersif mais je n’irai pas jusque là parce que les spectateurs qui entrent en scène ont été retenus avant et qu’ils savent parfaitement ce qu’ils ont à faire. L’effet de surprise n’est pas de leur côté mais du nôtre. Dans un véritable théâtre immersif on laisse une part au hasard alors qu’ici tout est sous contrôle, mais sans le montrer.Lou, Had et Tadz ne se connaissent pas. Nous découvrirons leurs histoires, ce qui les anime et leur soif d’absolu au gré des coups de fil qu’ils passeront dans la cabine téléphonique. Se dévoilant dans la solitude de ce confessionnal à ciel ouvert, hermétique aux oreilles du monde, ils vont pouvoir à leur manière aimer jusqu’à en devenir fous. Les trois fil de leurs confessions se dérouleront en un conte moderne, poétique et surréaliste. qui les fera cheminer les uns vers les autres sans qu'ils l'aient prévu.
Les existences des trois personnages principaux, bien distincts au départ, vont se croiser et se recroiser. La cabine qui est un sas de solitude va devenir un lieu de réparation et de construction d’un avenir commun, On assiste à cette évolution de la même manière que l’on voit la musique s’élaborer sous nos yeux.Il ne s’agit pas d’un spectacle historique sur une étape de l’évolution des télécommunications mais bien d’une interrogation sur l'essence même de la communication, ses difficultés à être partagée malgré l’apparente facilité de la technologie, Il y a bien entendu quelques anciens trucs et astuces qui seront révélés ou rappelés comme l’opportunité de rappeler le dernier numéro en composant *0 (n’essayez pas avec un portable, vous aurez un échec d’appel).La cabine était un lieu de rendez-vous, pas forcément programmés, mais il est vrai que les habitués finissaient par se reconnaître et parfois engager la conversation. C’était l’endroit de situations insolites, quiproquos … mais aussi et surtout de fortes émotions. On n’y venait pas juste pour bavarder, raconter sa journée, passer le temps comme on le fait de nos jours avec nos smartphones. Téléphoner n’était un acte anodin, et rarement quotidien. C’est cela que Allosaurus restitue très bien.Le fil téléphonique relie les gens, parfois les étrangle, et n’est pas magique. On croit obtenir l’amour des autres en essayant de leur faire plaisir mais ça n’a rien à voirAllosaurus n’est pas un spectacle immersif dans le sens où je l’entends mais il ne laisse pas indifférent, loin de là. La dramaturgie est très élaborée avec un sens de la répétition qui prend un élan poétique et un final qui nous laisse sans voix.Nous sommes cependant invités à nous exprimer sur nos émotions, avant et après le spectacle, en répondant à un questionnaire, très fouillé, auquel beaucoup de spectateurs de bonne volonté (ou gourmands puisqu’il y avait promesse de récompense à la clé, sous forme de chocolat) se sont soumis. Si les premières réponses sont données sérieusement je ne suis pas sûre qu’à la vingtième question on positionne rigoureusement à l’exacte place le curseur sur l’échelle de 1 à 10. On est pressé d’en finir avec des interrogations que nous ne nous sommes jamais posées. Parce que l’émotion que l’on ressent après un spectacle ne se mesure pas à chaud. L’essentiel n’est pas l’état dans lequel il nous a plongé mais la trace qu’il laissera dans notre souvenir et l’impact qu’il aura ou non sur nos prises de position futures. A cet égard le nombre de metteurs en scène a m’avoir réjouie, enthousiasmée, ou même exaspérée est assez conséquent mais celui de ceux qui ont influencé ma vie se compte sur les doigts d’une main.Allosaurus (même rue, même cabine) de Jean-Christophe DolléMise en scène de Clotilde Morgiève et Jean-Christophe DolléAvec Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ DolléScénographie et costumes : Marie HervéLumières : Simon DemeslaySon : Soizic TiettoMusique : Jean-Christophe Dollé et Noé DolléDu mardi 7 novembre au samedi 2 décembre à 20h30Relâche les 12, 13, 19, 20, 26 et 27 novembreAu studio-théâtre - 16 rue Marcelin Berthelot - 94140 AlfortvilleUne exposition photographique intitulée
Déconnexion, produite par f.o.u.i.c avec le soutien du Carré, scène nationale de Château-Gontier, la Région Bourgogne Franche-Comté, le Département de la Nièvre et la Communauté de Communes Bazois-Loire-Morvan, est présentée à Alfortville à La Fabrik, à la médiathèque Simone Veil, la médiathèque Île Saint-Pierre et à la librairie l’établi, du 3 au 24 novembre.