Critique des Personnages de la Pensée, de Valère Novarina, vus le 8 novembre 2023 au Théâtre de la Colline
Avec Valentine Catzéflis, Aurélien Fayet, Manuel Le Lièvre, Sylvain Levitte, Liza Alegria Ndikita, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci et les musiciens Mathias Lévy et Christian Paccoud, mis en scène par Valère Novarina
Depuis combien de temps n’ai-je pas écrit d’articles autour d’un spectacle du théâtre public ? Un seul est paru depuis le début de saison. J’y suis pourtant allée – sûrement un peu moins que dans le privé, mais quand même. Je suis abonnée dans plusieurs lieux et je n’ai encore manqué aucun rendez-vous depuis le début de l’année. Alors quoi ? Le théâtre public (que je fréquente, du moins) étonne moins depuis quelques temps, peut-être, donne moins envie d’écrire, parce qu’on y est moins bousculé – du bon comme du mauvais côté, entendons-nous bien. Mais il reste encore des irréductibles qui résistent encore et toujours, et qui continuent de nous étonner. C’est le cas de Novarina.
On sautera l’habituel paragraphe de résumé de la pièce car ces Personnages de la Pensées sont difficilement résumables. C’est un montage de scènes, presque de sketchs, qui s’enchaînent de manière presque brutales, sans forcément de transition, parfois seulement interrompues par une ou deux phrases – généralement brillantes – lancées comme à la cantonade, et voilà à peu près comment je parlerais de ce spectacle. Ah, si, j’oublie un élément essentiel : tout parle de la langue.
Et là, je vous sens venir. Théâtre de la Colline, texte autour du langage, pièce pour bobo CSP+ plein de références ? Et bien pas du tout. C’est peut-être pour ça que j’aime autant cet auteur. Il ne sacralise rien, au contraire. Il est là pour disséquer. Et l’un de ses outils de chirurgien les plus efficaces, c’est le rire. C’est peut-être de ses différents instruments celui qui fédère le plus. Et il en a, des rires. Il y a ces répliques qui font rire par leur sonorité, celle qui font rire par leur sens, celles qui font rire sans raison. Le langage semble être une source infinie dans laquelle puiser des situations comiques. On y croise la langue politique, réflexive, légère, profonde, absurde, bien trouvée, incompréhensible, narrative, décousue. Et ce qui vient, rapidement, c’est comme il parvient à maintenir l’étonnement. Chaque réplique est une nouvelle surprise, un nouveau saut. Il renvoie la balle, et nous voilà soudain sur une pelouse toute verte, soudain dans un étang bien crado. Et on en ressort de toutes les couleurs.
Ce que j’aime particulièrement dans son travail sur le langage, c’est qu’il n’oublie pas l’élément essentiel : la manière de dire. Son théâtre est incroyablement vivant. Son écriture est pensée pour la scène, en prévision du travail du jeu qui viendra s’accorder dessus. Le travail de Novarina, ce n’est pas seulement la langue. C’est une direction d’acteur époustouflante. Il s’entoure de comédiens épatants, qu’il parvient à diriger de manière à faire exister ses mots de la manière la plus marquante qui soit. Il y a dans le jeu des comédiens quelque chose de l’ordre du clownesque qu’on pourrait retrouver chez Beckett, où le texte est aussi le matériau absolu. Le mot de jeu prend tout son sens dans ce théâtre. Tout devient jeu.
Et voilà qu’on a l’air un peu con, quand on cherche à mettre des mots sur le travail de l’homme qui les manie si bien. Novarina est un chirurgien de la parole. Alors oui, c’est vrai, sur 3h30 de spectacle, tout n’est pas d’une fluidité absolue. Je vous avouerai même que, si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais coupé la deuxième partie, à mon sens bien inférieure à la première – la performance incroyable de Sylvain Levitte, heureusement, a sauvé mon intérêt alors égaré, parti faire un petit tour je ne sais où – le chenapan. Mais, est-ce dû à la forme du spectacle ou à mon admiration pour cet auteur, j’accepte complètement de me sentir moins concernée par une ou deux scènes et de me raccrocher aux suivantes. J’accepte que certains moments me parlent et d’autres moins. J’ai d’ailleurs tendance à le préférer dans les courts élans que dans les plus longs tableaux, même si certains sont particulièrement savoureux. Il m’en restera de belles fulgurances. Et l’impression d’avoir assisté, enfin, à quelque chose qui sort un peu du commun.
Je suis loin d’être spécialiste, et je sais que les 3h30 vont en rebuter plus d’un, mais vraiment, si vous ne connaissez pas Novarina, n’hésitez pas. Sautez le pas.
© Tuong-Vi Nguyen