Nous rencontrons Antoine Jacob, journaliste passionné de renom, et auteur de "Bertha la Paix". Il a choisi d'écrire sur elle, en ayant la profonde conviction que son histoire méritait d'être racontée, tout en servant d'inspiration pour les générations futures. Avec son talent et une plume autant brillante que passionnante, il met en lumière les idéaux de Bertha sur la paix, le désarmement, explorant ses expériences, ses rencontres avec des personnalités influentes, et sa lutte pour privilégier la diplomatie sur les armes. À travers son ouvrage, Antoine Jacob invite les lecteurs à réfléchir, offrant un portrait de Bertha von Suttner qui est une source d'exemple intemporelle, rappelant que la paix est une quête universelle qui transcende les époques et les frontières.
À travers cette interview il nous livre des détails précieux sur Bertha, sa vie mais aussi sur des question sociologique fondamentale qui s'appliquait déjà à l'époque, alors que le monde d'aujourd'hui est en proie à des bouleversements, confronté à des défis majeurs, des conflits mondiaux aux tensions internationales.
- Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos auditeurs/lecteurs qui ne vous connaissent pas encore, en partageant un peu sur votre parcours et ce qui vous a amené à écrire « Bertha la Paix » ?
Bonjour. Mon métier, journaliste, m’a amené à écrire sur les prix Nobel lorsque j’étais correspondant de presse dans le nord de l'Europe pendant une vingtaine d’années. Chaque automne, ces fameuses récompenses – décernées par des jurys suédois et (pour la paix) norvégien – reviennent immanquablement dans l’actualité. J’en suis venu à écrire un livre sur l'origine de ces prix, les mécanismes, les coulisses, les controverses, etc. C’est en préparant cette Histoire du prix Nobel (parue en 2012 chez François Bourin éditeur) que j’ai croisé l’Autrichienne Bertha von Suttner. Puis j’ai commencé à creuser, pour savoir à quel point elle avait vraiment influencé le Suédois Alfred Nobel, l’inventeur de la dynamite, dans sa décision d’inclure la paix dans son testament ordonnant la création des prix. J’ai alors pris conscience de la place qu’avait prise cette femme hors du commun dans le mouvement pacifiste de la fin du 19e siècle jusqu’à sa mort en 1914, juste avant la Première guerre mondiale.
- Pourquoi avez-vous choisi Bertha von Suttner comme sujet de votre livre, et en quoi sa vie et son travail vous ont inspiré pour cette enquête-méditation ?
Pourquoi elle ? Parce que, outre sa vie sortant vraiment de l’ordinaire, elle s’est engagée à fond dans une cause qui était à l’opposé des convictions et de l’état d’esprit qui régnaient autour d'elle. C’est ça qui m’a intrigué au départ. Comment une fille de général (qu’elle n’a certes pas connu, puisqu’il est mort avant sa naissance) en est arrivée à réclamer la fin des guerres et le démantèlement des armées ? Ce n’était vraiment pas banal à l’époque. Qu’elle ait réussi, en plus, à faire connaître son message bien au-delà de son pays, alors que les femmes étaient très peu visibles et surtout pas censées se mêler de ce genre de sujets, était tout aussi remarquable. Elle est quand même devenue une des femmes les plus connues de son époque. Et une des figures majeures d’un mouvement pacifiste qui, à la fin du 19ème siècle, croyait encore en ses chances et suscitait encore de vrais espoirs.
Cela dit, je ne peux pas dire que j’ai vraiment été inspiré par sa quête. Je suis sans doute un peu trop sceptique par nature pour adhérer entièrement à cette cause (ou à d’autres)... Mais je dois reconnaître qu’au fond, même si la paix intégrale et éternelle telle qu’espérée par notre personnage relève malheureusement de l’utopie, la plupart d’entre nous – moi y compris – aspirons à un monde sans guerres.
- Bertha a été une fervente pacifiste et une militante de la paix. Pouvez-vous nous parler de ses premières influences ou expériences qui ont façonné sa vision de la paix ?
Bertha von Suttner, qui est née en 1843, a tardé à s’intéresser aux “grandes” affaires du monde, et à la paix en particulier. Elle l’admet volontiers dans ses mémoires. Dans sa jeunesse, elle rêvait, comme toutes les jeunes filles issues de la noblesse européenne (même si sa mère était une roturière), d’épouser un homme de son rang pour fonder avec lui une famille traditionnelle, sans histoires. Ce n’est qu’au fil de lectures très fournies et diverses, de voyages (dont neuf ans passés dans le Caucase) et de rencontres qu’elle a découvert deux choses. D’abord que la guerre qu'on glorifiait tant dans son milieu signifiait des pertes humaines, des souffrances et des dégâts matériels considérables. Puis elle a entendu parler de gens qui s’activaient pour empêcher les guerres de continuer éternellement. Elle a voulu les rejoindre. Elle l’a fait avec éclat, grâce à son roman Bas les armes!, publié en allemand en 1889. C’est vite devenu un best-seller pour l’époque. Deux ans plus tard, elle fondait la première association pacifiste de Vienne et elle participait à son premier “congrès universel de la paix”, à Rome.
- Elle était une écrivaine prolifique. Comment ses œuvres littéraires ont-elles contribué à la promotion de la paix et à la prévention de la guerre ?
Si Bertha von Suttner avait déjà un peu abordé la question de la paix dans quelques livres précédents, elle ne s’en est emparée à bras le corps qu’avec Bas les armes!. Un roman dont le titre, à lui seul, était vu par la plupart comme une véritable provocation à l’époque. C'est l’histoire d'une comtesse autrichienne, Martha Althaus, qui prend conscience de l’absurdité de la guerre et des souffrances qu’elle engendre. Son premier mari, un jeune lieutenant, tombe au champ de bataille et lui laisse un fils. Le second, un officier partagé entre le sens du devoir et une certaine liberté de penser, lui ouvre les yeux et la renforce dans son dégoût envers la guerre. Ce mari mourra à son tour, pendant la guerre franco-prussienne de 1870.
Bref, c’est un récit à la fois très documenté et enflammé qui plaide pour une sortie de la logique militariste et pour le recours à l’arbitrage comme solution aux conflits entre nations. Ce roman a vite été traduit dans toutes les langues qui comptaient à l’époque. Il a aussi été publié en feuilleton dans des journaux. Un bon moyen de promouvoir sa cause auprès d’un lectorat plus large. Le hic, c’est que le nouveau costume endossé par Bertha, celui de passionaria de la paix, l’a tellement occupée qu’elle n’a pas réussi à écrire de romans aussi populaires et de qualité que Bas les armes!
- Bertha est aussi devenue la première femme à recevoir le prix Nobel de la paix en 1905. Comment a-t-elle réussi à obtenir cette reconnaissance, et quel impact cela a-t-il eu sur le mouvement pacifiste de son époque ?
Pour répondre à votre premier point, “Bertha la Paix”, comme on la surnommait alors, a obtenu son prix Nobel pour deux raisons principales. Le motif officiel, qui correspondait aussi à la réalité, c’est qu’elle s'était “opposée avec audace aux horreurs de la guerre", comme l’a expliqué le jury norvégien. La raison officieuse, tout aussi pertinente, c’est qu’elle avait joué un rôle décisif dans l’intérêt manifesté par Alfred Nobel pour la cause pacifiste. Sans elle, il n’aurait certainement pas réfléchi autant à la question. Et il n’aurait probablement pas inclus la paix dans les prix qu’il créa par son testament. Ce qui est sûr, c’est que pour la baronne autrichienne, cette récompense richement dotée – qu’elle espérait recevoir dès son lancement en 1901 – l’a aidée à poursuivre son combat. Est-ce que ce prix Nobel a eu un impact sur le mouvement pacifiste ? Pas vraiment. Certes, l’argent du chèque accompagnant la médaille du prix a permis à sa passionaria de poursuivre sa lutte, alors qu’elle vivait chichement et que sa belle-famille avait fait faillite. Mais la plupart des premiers lauréats du Nobel œuvraient dans le même sens que Bertha von Suttner. Cela dit, le fait qu’une femme ait été ainsi distinguée n'est pas passé inaperçu. Une seule autre, Marie Curie, avait déjà reçu un prix Nobel (de physique en 1903).
- Votre livre explore le fait que Bertha avait une conviction profonde en la possibilité de prévenir une guerre mondiale imminente. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elle a tenté de réaliser cette conviction, a-t-elle rencontré des moments de doute ou de découragement ? Comment a-t-elle surmonté ces défis ?
C’est vrai que cette militante aristocrate était extrêmement obstinée. Elle a longtemps cru pouvoir persuader les dirigeants des grandes puissances du moment qu’il ne serait pas dans leurs intérêts de se lancer dans une nouvelle guerre. Car, avec les progrès technologiques de l’époque, les armes devenaient toujours plus perfectionnées et donc plus meurtrières. Avec d’autres pacifistes, elle espérait que la raison finirait par l’emporter. D’où les innombrables courriers envoyés par Bertha pour convaincre, expliquer, faire pencher la balance. D’où aussi les articles publiés ici et là, et les voyages entrepris (jusqu’à Washington, où elle fut reçue en audience privée par le président américain, Theodore Roosevelt, en 1904).
A-t-elle douté, s’est-elle découragée par moments ? Sa correspondance et son journal montrent que oui. Il lui arrivait de confier ses inquiétudes, sa frustration devant l’irruption de nouvelles pommes de discorde, sa déception face à ceux qui lui tournaient le dos ou ignoraient ses appels, et même sa colère contre l’immobilisme ambiant. Mais elle repartait à la charge. Cela dit, plus elle avançait en âge, plus elle devenait pessimiste. Jusqu’à sa mort le 21 juin 1914, un bon mois avant le début de la Première guerre mondiale. D’une certaine manière, c’est une bonne chose qu’elle n’ait plus été de ce monde pour la voir se dérouler sous son regard impuissant.
- Elle a joué un rôle clé dans l'organisation de la Première Conférence internationale de la paix à La Haye en 1899. Pouvez-vous nous parler de l'importance de cet événement dans l'histoire de la diplomatie internationale ?
Cette conférence internationale est convoquée dans la capitale néerlandaise à l’initiative du tsar de Russie. Le jeune Nicolas II la propose pour, assure-t-il, mettre un terme à la ”course incessante aux armements” et rechercher les moyens de “prévenir le malheur”. Bertha von Suttner aime à penser que c’est en partie grâce à elle que le Russe a pris cette initiative, même si ça peut se discuter. En tout cas, elle se débrouille pour s’y faire accréditer au nom d’un journal autrichien, pour pouvoir agir dans les coulisses, en lobbyiste tenace. Les résultats de cette première conférence sont plutôt mitigés. Mais il y a des avancées du côté de la prévention des conflits. Les 26 Etats signataires s’engagent à mettre sur pied une Cour permanente d’arbitrage et à la saisir en cas de “différends internationaux” n’ayant pas pu être réglés par la voie diplomatique.
Cette percée sera confortée par une seconde conférence de La Haye (1907), en présence cette fois d’une centaine de pays. Aujourd’hui, les historiens considèrent ces deux rendez-vous comme des étapes importantes dans l’avènement du droit international. D’ailleurs, la Cour permanente d’arbitrage siège toujours à La Haye. Idem pour sa cousine cadette, la Cour internationale de justice, plus connue du public pour son rôle de juge onusien dans les Balkans ou au Rwanda et, qui sait, bientôt dans les cas de l’invasion russe de l’Ukraine et du conflit israélo-palestinien.
- Comment Bertha von Suttner a-t-elle interagi avec d'autres personnalités influentes de son époque, tels qu'Alfred Nobel et Tsar Nicolas II, pour promouvoir la paix ?
Elle n’a jamais rencontré Nicolas II et n’a pas eu l’influence qu’elle aurait souhaité avoir auprès de lui. Je vais donc concentrer ma réponse sur la relation particulièrement intéressante qu’elle entretenait avec Alfred Nobel, le roi de la dynamite, un des hommes les plus riches de son temps. Elle fait sa connaissance dès 1875, lorsqu’elle est embauchée par le Suédois pour devenir sa secrétaire particulière dans son hôtel particulier parisien (situé de nos jours au 59, avenue Raymond Poincaré, dans le 16ème). Nobel est impressionné par cette femme très intelligente, instruite et polyglotte. Elle reste moins de deux semaines à son service pour retrouver l’homme qu’elle aime, avec lequel elle va se marier. Mais elle garde le contact avec le Suédois et commence à entretenir une correspondance très nourrie avec lui.
Peu à peu, la paix prend une place de plus en plus importante dans leurs échanges, même s’ils ne sont pas d’accord sur les moyens d’y parvenir. La baronne n’a de cesse de solliciter l’aide de son “cher ami”, de le relancer, de le titiller sur ses inventions explosives (dont certaines sont clairement à usage militaire), comme pour lui donner mauvaise conscience. Et ça marche ! Nobel met la main à la poche à plusieurs reprises. Il lui rend visite en catimini pendant le Congrès universel de la paix organisé en 1892 à Berne, sur lequel je m’étends pas mal dans le livre. Dans la foulée, il lui promet de l’aider plus encore, si elle parvient à le convaincre du bien-fondé de son action. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde... Elle l’assaille de courriers, parfois familiers, parfois complices. Nobel lui fait part de son intention, à sa mort, de financer des promoteurs de la paix. Puis, sans la prévenir, il rédige son testament consacrant la quasi totalité de sa fortune au financement de prix dont il ordonne la création, en incluant la paix aux côtés de la médecine, de la physique, de la chimie et de la littérature.
- Votre livre décrit finalement Bertha von Suttner comme une figure visionnaire de son temps. Vous posez la question de savoir si les efforts de Bertha von Suttner étaient en vain, étant donné la survenue de la Première Guerre mondiale. Pouvez-vous nous donner un aperçu de vos conclusions à ce sujet et en quoi ses idées sur la paix et la prévention de la guerre sont-elles toujours pertinentes aujourd'hui, à l'heure de conflits mondiaux et de tensions internationales ?
Les efforts de Bertha la Paix ont-ils été vains ? Oui, si on considère qu’elle n’a pas réussi à éviter la Grande Guerre. Mais peut-on le lui reprocher ? Bien sûr que non. Quand les tensions ont monté et le ton s’est durci entre les grandes puissances du moment, l’aristocrate autrichienne et ses “pacifistes de salon”, comme je les appelle, sont devenus carrément inaudibles. Les dirigeants, les journaux et les opinions publiques étaient embarqués dans une spirale qui s'est avérée irréversible. La preuve, la poudrière a explosé à l’été 1914.
Cela dit, cette personnalité hors du commun a grandement contribué à la visibilité du mouvement pacifiste, qui a bénéficié de sa notoriété. Bertha était comme un chiffon rouge qui rappelait l’existence de ce courant de pensée allant à l’encontre du discours dominant, loin de la Realpolitik. Comme je l’ai dit un peu plus tôt, elle a su aussi aiguillonner les grands de ce monde au moment des conférences internationales de La Haye, dont il reste des éléments très tangibles de nos jours. Donc elle n’a pas complètement échoué.
De plus, elle reste une référence parmi ceux qui, de nos jours, veulent croire à un avenir meilleur. Son nom est encore porteur d’une promesse de lueur dans l’obscurité qui gagne un peu partout autour de nous. En cela, on peut dire que les grandes idées de Bertha von Suttner demeurent pertinentes. Car qui peut nier aujourd’hui que la planète a déjà suffisamment de problèmes graves à régler comme ça – des inégalités sociales au dérèglement climatique – pour en plus devoir supporter des guerres à répétition ?
Sarah | Fashion & Lifestyle Journalist | Cultural Observer "Wanderlust Chronicle : Anthropologie of... En savoir plus sur cet auteur La Journée internationale des personnes handicapées a eu lieu hier. Cette journée est destinée à sensibiliser le public aux problèmes que rencontrent les personnes en situation de handicap et à promouvoir leur inclusion dans tous les domaines de la...