Les lecteurs de la première heure (Mars 2007) de Livrenblog, se souviennent peut-être que le Prix du concours organisé par L'Echo de Paris littéraire illustré fut gagné trois fois par Alfred Jarry (Prix de Prose : Guignol, 28 avril 1892 - Prix de Poésie : La Régularité de la châsse, 19 mars 1893 – Prix de Prose : Lieds Funèbres, 25 juin 1893). On peut penser que Marcel Schwob, directeur littéraire du journal, fut responsable du choix des lauréats. Un autre ami de Schwob, gagna le concours, il s'agit de Gabriel de Lautrec, avec Les Funèbres, un conte teinté de symbolisme, parut dans le n° 47 du dimanche 18 décembre 1892.
Les Funèbres
Ils habitaient dans une île solitaire, de l'autre côté de la grande Mer. Et ils vivaient là, séparés des autres hommes, par l'effroi. - On les nommait les Funèbres, et quand, par hasard, ils descendaient dans les villes, la barbe longue et le crâne à moitié rasé, en signe de deuil, les hommes traçaient sur leurs passages les signes cabalistiques dont on use pour chasser les esprits mauvais.
Les peuples de cette époque lointaine vivaient de la Mort. Lorsqu'un d'eux venait d'expirer, le corps, placé sur un radeau profond, s'en allait vers l'Île des Funèbres, avec des accompagnements de violons et de tambours, et les cierges jaunes brûlaient d'une flamme pâle sous le soleil et sur la mer.
Car c'est aux Funèbres que l'on dévoluait le soin lugubre des morts. Ils étaient les prêtres d'une cythère mélancolique et définitive, sauf que dans cet autre embarquement de Watteau, les passagers de l'île heureuse s'en allaient non vers l'Amour, mais vers la Mort. En de grands palais somptueux aux glaces profondes, les corps étaient disposés et soumis, dès lors, au cérémonial rituel. - Avant de transformer la dépouille humaine, les prêtres voulaient en délivrer absolument l'âme délicate, encore inquiète aux portes du corps, et leur religion était faite surtout des formules chantantes et puissantes qui dégagent l'immatériel. Puis c'étaient les bûchers aromatiques où les corps brûlaient. Et les cendres étaient réservées pour la communion des vivants.
Ils mangeaient réellement les cendres des morts, et la vie se perpétuait ainsi, en un symbole attristant et très haut, par où l'âme de leurs ancêtres trouvait en eux sa définitive transformation. - Ils ignoraient toute autre nourriture, et leur âme toute autre poésie. - L'amour n'existait pas encore, et les hommes se reproduisaient sans joie. - Leur seul mystère, et peut-être d'une grandeur insoupçonnée d'eux, était celui d'une humanité vivant du problème de sa propre mort. - Et leur âme, hantée par la peur et le désir aussi des hommes Funèbres, était comme un paysage lunaire dans lequel il n'y aurait eu ni formes, ni musiques, ni parfums.
Un jour, parmi les corps chaque jour transportés dans l'Île, il se trouva celui d'un petit enfant ; - si mélancolique et si délicat que les Funèbres pleurèrent, en un émoi jamais ressenti. - Ses ailes blanches, souillées par toutes les boues, étaient bien d'un vagabond ; mais ses yeux morts avaient un regard dont la fierté méchante et hautaine était bien celle d'un dieu.
Le corps se dispersa comme de coutume, et bientôt les lignes fragiles d'où naissait cette fleur subtile de beauté furent brisées et perdues pour à tout jamais. - Et les hommes mangèrent la cendre amère et insoupçonnée qui devait leur donner le regret sans fin de la Beauté qui fut réelle à la seule minute de jadis. - Oh ! Quel séraphin vêtu de blanc retrouvera les lignes perdues de la Forme trop douloureusement aimée !
Car, dès que fut mort l'enfant inconnu, et ses cendres dispersées, je crois que l'Epouvante sous sa forme la plus charmante et la plus pâle descendit dans cet univers. Un mal terrible s'abattit sur les cités. Ceux qui mangèrent les cendres divines furent empoisonnés pour toujours. Leurs yeux s'allumèrent. En proie à une fièvre intense, ils couraient par la campagne, le jour se mourant sur la tige frêle des fleurs, et la nuit mêlant le mystère des alcôves à la volupté des étoiles bleues. - Ils s'éprirent de tendresses mystérieuses pour les arbres, les nuages et la nature immobile ; puis, comme les pasteurs chaldéens des jours antiques, ils virent se lever dans les yeux des femmes le soleil de minuit de l'Amour.
Et pour la première fois, ils connurent cette chose éternelle, l'amour, et cette chose douloureusement et nostalgiquement personnelle, le frisson de la chair aimée.
Leurs yeux cernés; leurs lévres brûlantes, leur respiration haletante leur permettaient de se reconnaître entre eux ; avec l'amour était aussi venues les formes, les musiques et les parfums.
Or, ceux qui mangèrent les yeux de l'Enfant eurent pour l'éternité l'amour en leurs yeux ; ceux qui mangèrent ses lèvres eurent ses lèvres ; ceux qui burent de son sang eurent éternellement dans les veines le sang d'un dieu. Et ceux-là furent aimés pour leurs lèvres, pour leur sang ou pour leurs yeux.
D'autres eurent sa voix harmonieuse, et connurent le secret de faire pleurer par les musiques et les paroles.
On les voyait aller dans les rues, isolés de tous, en l'épouvante de leurs allures étranges et de leurs douleurs qui paraissaient immesurées.
Dédaignés et dédaigneux, ils vécurent, dans un de ces mondes parallèles au réel, et qui sont les mondes du rêve, des miroirs ou de la folie. - Ils inventèrent la mesure et le rythme, d'après les nouvelles intonations que leurs paroles avaient prises depuis la venue de l'Enfant. - Avec le souvenir vague de la réalité divine qui jadis avait vécu, ils connurent leur rôle de reflets mystérieux : parfois, à contempler le visage douloureux des aimées qui les aimèrent pour le frisson caressant de leurs yeux, ils y virent apparaître une ligne, un sourire, un regard, fragment perdu de la Forme, et fixèrent en des poèmes, comme un trait d'or lumineux, ces rires épars de l'Absolu. - Ce furent les hommes de génie, ceux qui manifestent par le plume, par laparole ou le pinceau.
Et le souvenir de l'événement étrange disparut des mémoires, très lentement. Et les malades d'amour vécurent, inguérissables à jamais : ils eurent pour les consoler des effleurements d'étoiles, des caresses d'ailes, des frôlement de prunelles, et comme en une minute suprême, chacun dans sa vie, la souffrance et la venue du Baiser. - Car le baiser naquit après l'Amour, chose plus amoureuse que l'Amour. Les enfants qui descendirent d'eux, plus tristes et plus beaux que les hommes, chantèrent sous les balcons pour les filles de ceux-ci. Et plus funèbres que les Funèbres eux-mêmes, ils portent depuis lors sur le front le signe mystérieux qui rend folles les femmes et leur fait peur aussi d'aimer. Et c'est depuis lors que sont nées les souffrances inguérissables et les poèmes immortels.
Cela se passait aux époques très lointaines ; les orgues funèbres de l'éternité venaient
à peine de se taire pour écouter la prière tremblante du premier monde nouveau-né.
C'est ainsi que naquit la race de ceux qui souffrent du mal d'aimer.Gabriel de Lautrec.
Gabriel de Lautrec sur Livrenblog :Gabriel de Lautrec : Lettre à Alphonse Allais et notice
"Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau"