Il arrive que des traditions soient méconnues ou que leur influence soit sous-estimée. Par exemple, le gnosticisme, le platonisme, Hadewijch d'Anvers ou encore Jeanne Guyon.
Il en va ainsi du shivaïsme du Cachemire. D'où vient ce courant d'interprétation du Tantra, apparu au Cachemire au Xème siècle ? Quelles sont ses sources ?
Je souhait ici partager avec vous quelques découvertes, notamment grâce à un texte, le Chummâ-sanketa-prakâsha ou Enseignement oral des yoginîs, que j'ai traduit récemment.
La tradition de Kâlî se présente elle-même comme la révélation ultime. Nombre d'indices tendent à montrer qu'en effet, elle a été considérée comme telle.
Or, de plus en plus d'indices apparaissent qui montrent que cette tradition est bel et bien la source principale du shivaïsme du Cachemire. Ainsi, des mots qui sont caractéristiques du shivaïsme du Cachemire, comme vimarsha ou svâtantrya, apparaissent des les textes du Kâlî-krama. Son enseignement essentiel, le Quadruple Cycle de Kâlî (catruvidha-kâlî-krama), en a semble-t-il inspiré beaucoup. Notamment, le Yoga selon Vasishta, dérivé du Moksha-upâya, composé vers 950 au Cachemire.
Ce texte immense (près de 30 000 versets !) s'inspire de toutes les traditions de l'époque, dont le Spanda. Or, le Spanda est clairement inspiré par la tradition de Kâlî. Le mot spanda "vibration" apparaît aussi dans les tantras etc. de la tradition de Kâlî. Le Yoga selon Vasishta est le texte de non-dualité le plus populaire en Inde. Traduit, adapté, recomposé maintes fois, il est la "sagesse royale" (râja-vidyâ), le "secret royal" (râja-guhya) transmis depuis Brahmâ jusqu'aux rois de notre âge sombre, dont Râma, héros du Râmâyana.
Le Moksha-upâya, dont j'ai traduit l'une des versions abrégées, comprend six "livres" (prakarana). Les deux premiers sont une introduction. Les quatre derniers se nomment : utpatti "création", sthiti "existence", upashânti "résorption" et nirvâna "extinction". Or, on se demande quel est le sens de cette séquence (krama). Je propose ici l'hypothèse qu'elle est inspirée par la Quaduple séquence de Kâlî, quatre étapes du cycle de la conscience (samvit-krama) nommée : srishti "création", sthiti "existence", samhâra "résorption" et anâkhya "l'indicible". Je crois que nous retrouvons aussi ce quadruple cycle dans les versets inauguraux du Moksha-upâya :
yataḥ sarvāṇi bhūtāni pratibhānti sthitāni ca | yatraivopaśamaṃ yānti tasmai satyātmane namaḥ || 1 ||
"Salutation à ce Soi réel en qui tous les êtres apparaissent, en qui ils existent et en qui ils se résorbent !"
Les termes sont en partie (sthiti, upashama) ceux des livres du Moksha-upâya.
Le second est construit sur le même modèle :
jñātā jñānaṃ tathā jñeyaṃ draṣṭā darśanadṛśyabhūḥ | kartā hetuḥ kriyā yasmāttasmai jñaptyātmane namaḥ || 2 ||
"Salutation à ce Soi Conscience, source du sujet connaissant, de la connaissance et de l'objet connu, source du sujet percevant, de la perception et de l'objet perçu, source de l'agent, de la cause et de l'action !"
Ici encore, nous retrouvons la même structure quadruple : une trinité dont la source est la conscience. Cet idéalisme est au cœur du Moksha-upâya comme du Kâlî-krama.
De plus, le Moksha-upâya intègre dans son enseignement non-dualiste, les enseignements du Spanda (son premier verset est repris maintes fois dans le MU), mais aussi le Vijnâna-bhairava-tantra et la tradition de Tumburu Bhairava avec les quatre déesses. J'observe, enfin, la présence d'un lexique congruent avec celui du Kâlî-krama : autour de l'espace (âkâsha, vyoman, viyat, nabhas, etc.), de la conscience (samvit, cit, etc.) et de la dynamique psychique (vâsanâ, samskâra, bhâvanâ, kalpanâ, etc.).
Le Kâlî-krama est donc la source principale du shivaïsme du Cachemire et du Moksha-upâya. Je crois que le temps est venu de redécouvrir cet enseignement si inspirant, radical et profond. Cette essence du Tantra transcende le Tantra.