Bien que Burne-Jones n’ait pas laissé d’écrit théorique sur le paragone, il en a assimilé la problématique, qui transparaît dans plusieurs de ses oeuvres.
Le paragone dans les deux séries « Pygmalion et Galatée »
Le projet d’illustrations avorté
En 1867, Burne-Jones réalise une série de douze croquis sur l’histoire de Pygmalion, parmi ceux destinés à illustrer le cycle de poèmes de son ami Morris, le Paradis Terrestre. Certains de ces croquis s’inspirent d’illustrations du Roman de la Rose, d’après un manuscrit que les deux amis avaient consulté, lors de leurs études, à la Bodleian Library.
Nature fait son deul (s’attriste)
Bodleian, MS. Douce 195 fol 116v
Burne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum
La miniature conclut un long passage où Nature se lamente de toujours devoir refaire son ouvrage contre la Mort, et ouvre un chapitre où sont énumérés les plus grands artistes, qui ne peuvent rivaliser avec elle :
Tous ils n’y sauraient rien entendre,
Ni Pygmalion la tailler.
En vain se pourrait travailler
Parrhasius; et même Appelle,
Que pourtant bon peintre j’appelle [1]
Les cinq statuettes nues posées sur un autel illustrent en particulier l’impuissance de Zeuxis à rivaliser avec Nature (il est ici considéré comme un sculpteur) :
Un jour donc il prit pour modèles
Cinq jeunes filles les plus belles
Qu’en tout le monde on pût trouver,
Pour ses traits au temple graver.
Elles se sont tretoutes nues
Tout debout devant lui tenues,
Afin qu’il pût les observer
Et voir s’il leur pourrait trouver
…. quelque défaut
Sur les membres, le corps, la peau.
Mais cependant rien ne put faire
Zeuxis, si bien sût-il pourtraire.
Dans son croquis, Burne-Jones ajoute deux bas-reliefs que Zeuxis vient de graver, et transforme les cinq statuettes sur l’autel en cinq statues grandeur nature sur un piédestal (deux hommes, une femme nue, une femme habillée, un chien). Pour exprimer l’impuissance de l’artiste à atteindre à la perfection du vivant, il nous montre, à l’extérieur du temple, les mêmes personnages en mouvement.
Pygmalion est surpris de la Beauté de l’image
Bodleian, MS. Douce 195 fol 149r
Burne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum
La miniature ouvre le chapitre où Pygmalion tombe amoureux de sa sculpture :
« Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon cœur brisé sans retour.
D’où me vient ce fatal amour?
J’aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue. »
Burne-Jones reprend l’idée de la main portée au visage, pour exprimer la surprise et l’incertitude.
Dans l’argument de son long poème « Pygmalion and the image » [2], Morris isole deux autres moments qui ne sont pas illustrés dans le manuscrit de la Bodleian :
- celui où Vénus intervient pour animer la statue ;
- celui où Pygmalion épouse Galatée.
Il existe bien dans le Roman de la Rose un épisode, illustré dans un autre manuscrit de la British Library, où Pygmalion se jette à genoux. Mais cet épisode se place avant l’intervention de Vénus : Pygmalion demande pardon à la statue de toutes les folies qu’il a faites avec elle, bien vainement :
Elle n’a cure de l’amende,
Puisque rien n’ouït ni ne sent
Il n’existe pas de dessin préparatoire complet de la scène où Pygmalion, à droite, s’agenouille devant Galatée vivante : il est donc probable que cette scène de demande en mariage a été inventée par Burne-Jones.
En définitive, le projet d’illustration du poème est abandonné, et Burne-Jones va recycler ses croquis dans une série de quatre tableaux.
La série privée
Pygmalion première série, Burne Jones, 1868-70, collection privée
J’ai conservé les titres conventionnellement utilisés, bien qu’il s’agisse d’un quatrain rédigé par Morris pour l’exposition de la seconde série, en 1878 [3].
Par rapport aux croquis antérieurs, quelques évolutions sont à noter.
La première image est rendue plus énigmatique par la suppression des bas-reliefs et des outils du sculpteur. S’enlaçant deux par deux, les quatre nus monocolores tentent d’imiter les passantes aux robes colorées. Mais pour les connaisseurs des Métamorphoses d’Ovide, une autre lecture est possible. Car l’histoire de Pygmalion est précédée immédiatement par celle des Propétides :
« Cependant, les impures Propétides eurent l’audace de nier
la divinité de Vénus ; dès lors, suite à la colère de la déesse,
elles furent les premières, dit-on, à prostituer leurs corps et leur beauté ;
puis, après avoir perdu leur pudeur, quand le sang de leur visage se durcit ,
elles devinrent, sans subir grande modification, des rocs rigides. » Ovide, Métamorphoses, livre X, 238-242
Ainsi se superposent les lectures négatives des quatre nus :
- statues incapables de rivaliser avec les passantes ;
- Propétides pétrifiées, faute d’être entrées dans le temple.
Dans la troisième image, la déesse est désormais habillée et accompagné de colombes, à la fois en tant qu’attribut vénusien et pour symboliser l’animation. A l’arrière-plan, Pygmalion se prosterne devant la statue habillée de Vénus, de sorte que l’image montre en fait deux statues s’animant simultanément.
Etude pour Vénus Etude pour Galatée
Portraits de Mary Zambaco, Burne Jones, 1870, Birmingham museum
La série était une commande de la famille Cassavati, de riches grecs amateurs d’art. Burne-Jones avait rencontré leur fille Mary Zambaco dès 1866, lorsqu’elle était rentrée à Londres après avoir abandonné en France son mari et ses enfants [4]. La série a donc été réalisée, entre 1868 et 1870, dans une période très particulière : pendant l’histoire d’amour entre Mary et Burne-Jones, et un peu après (ils rompirent tapageusement en janvier 1869).
Il ne fait pas de doute que la série, tout en élaborant à partir des croquis antérieurs, soit aussi un reflet de cette aventure. Dans le deuxième tableau en particulier, le geste du bras replié vers le visage crée un effet de miroir entre la statue et le sculpteur. Or Mary Zambaco, en plus d’être un modèle d’une exceptionnelle beauté, était aussi une sculptrice talentueuse : d’une certaine manière, elle est dans cette image à la fois Galatée et un Pygmalion très androgyne. Le retournement de Mary, entre le troisième et le quatrième tableau, est tout aussi significatif : ses bras lâchent ceux de l’Amour divin pour s’offrir à son amant terrestre.
Ainsi les quatre tableaux dans leur séquence peuvent être lus comme des métamorphoses successives de Mary (cadre rose), avec Edward aux deux extrémités, se morfondant puis gratifié.
Comme le note Liana De Girolami Cheney ( [5], p 32), le thème de la transformation fonctionne à différents niveaux, de manière inextricable :
« …il y a celle de Pygmalion, artiste antique, en Burne-Jones lui-même, artiste préraphaélite, tous deux tombant amoureux de leur modèle, Galatée ou Mary. Dans un autre sens, pour les deux artistes, la transformation de la forme féminine, d’imaginée à réelle, provoque souffrance et bonheur. A l’inverse, dans une autre transformation, le sculpteur antique Pygmalion se projette dans la sculptrice préraphaélite Zambaco… »
La série publique
Pygmalion seconde série, Burne Jones, 1878, Birmingham museum
Dix ans plus tard, Burne Jones expose à la Grosvenor Gallery cette seconde série, jugée par les commentateurs très semblable à la première. Les quelques évolutions méritent cependant d’être analysées, car elles dénotent un état d’esprit et des objectifs totalement différents.
En premier lieu, la ressemblance avec Mary est plus lointaine : elle sert occasionnellement de modèle à Burne-Jones, mais leur aventure tempétueuse est close depuis longtemps.
En second lieu, les vers énigmatiques de Morris intellectualisent la série, en particulier le deuxième et le quatrième tableau :
- « la main se retient » attire l’attention sur le geste interrompu du sculpteur et biaise la signification de l’image : au lieu de représenter la surprise de Pygmalion tombant amoureux, elle montre le moment où l’Artiste, sentant la perfection inatteignable, renonce à aller plus loin ; ainsi la naissance de l’amour (physique) est assimilé à une déception ;
- « l’âme obtient » biaise également la dernière image : au lieu de signifier l’union charnelle de Galatée et Pygmalion, elle suggère que l’intervention divine est de naturelle spirituelle : l’Oeuvre ne s’anime que dans l’âme de l’Artiste, ou dans celle du spectateur.
Plutôt qu’une aventure érotique, c’est un manifeste esthétique qui nous est maintenant proposé.
L’esthétisation de la première image est particulièrement significative : les statuettes ont perdu tout rapport avec les passantes et les Propétides, elles adoptent maintenant la pose classique des Trois Grâces, tout en faisant référence à la vue triple (de face, de dos et de profil), par laquelle la Peinture prétend égaler la Sculpture. La moitié inférieure montre l’autre procédé paragonesque, le reflet sur le marbre. Puisqu’aucun instrument n’identifie Pygmalion comme un sculpteur, le titre pourrait tout aussi bien se compléter en « le coeur désire, mais la Peinture déçoit ».
Le deuxième tableau a perdu l’effet de miroir entre l’Artiste et son oeuvre : les deux sont dans des camps séparés, celui du maillet tenu et celui du maillet abandonné. Ainsi la Déception de la Sculpture complète la Déception de la Peinture.
Le troisième tableau, celui de l’Intervention divine, est à part : Galatée se retourne d’un coté pour se transformer en déesse, de l’autre pour se transformer en mortelle. Au centre, se crée un nouvel effet de miroir entre les deux Beautés nues qui s’enlacent.
Avec le quatrième tableau, ce que l’« âme atteint » est une construction mentale, qui résout les apories de la Peinture et de la Sculpture par une solution pré-cinématographique : la série fait sens dans son ensemble. Le miroir sphérique vu de profil clôt l’histoire sur elle-même et la renvoie aux temps pré-paragonesques, et pré-raphaelesques, où l’Art ne décevait pas.
Le paragone dans la série « Persée et Andromède »
En 1875, le futur Premier ministre Lord Arthur Balfour commanda à Burne-Jones une série de peintures pour la salle de musique de sa maison londonienne, sur le sujet du mythe de Persée. Burne-Jones a travaillé sur le projet pendant dix ans, sans réussir à le mener à bien [6].
Le paragone par la vue multiple
Persée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1876, Art Gallery of South Australia, Adelaïde
Cette esquisse constitue une première approche du thème. Burne-Jones recourt délibérément à deux procédés « pré-raphaélites » :
- deux moments sur la même image : Persée se présente à Andromède enchaînée, puis il la délivre en tuant le dragon ;
- le principe du paragone : Andromède vue de face et de dos.
Descendre le long du rocher, c’est voir simultanément l’autre face de l’héroïne et la suite de l’histoire
La composition est doublement subtile :
- graphiquement, elle combine le parallélisme, pour Persée, et le recto-verso, pour Andromède ;
- symboliquement, elle confère à l’enjeu du combat un privilège que n’a pas celui qui, dans dans le plan du tableau, se bat pour la conquérir : la Femme est Idéale parce qu’elle existe dans une autre dimension, en volume.
The rock of doom (Perseus N°8), 1884-85 The doom fulfilled (Perseus N°9), 1888
Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton
Dans les gouaches de Southampton, la scène est scindée en deux panneaux et la narration est plus explicite : la libération d’Andromède se traduit par le geste de ses mains qui retrouvent leur mobilité (on voit sur la chaîne la menotte ouverte) et par la suppression, par rapport à la version 1876, des spires terminales de la queue.
On notera que Burne-Jones ne montre pas réellement une scène recto-verso : puisque Andromède est toujours à droite du rocher, ce n’est pas nous qui avons tourné autour d’elle, mais elle qui a pivoté sur elle-même. Le rocher n’est pourtant plus exactement le même, comme le montre la modification du point d’attache de la chaîne. De même les rocs à fleur d’eau du premier plan n’étaient cachés « derrière » le rocher, ils viennent de surgir magiquement devant lui, ouvant un chemin vers la liberté.
Burne-Jones utilise ce « paragone » délibéremment approximatif comme un procédé du sortilège.
The Death of Medusa II (Perseus N°6), 1881-2
Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton
Il l’avait dèjà expérimenté dans le panneau précédent de la série, consacré à une autre aventure de Persée. Juste après avoir tranché la tête de Méduse, Persée la cache dans son sac (le Kibisis) pour supprimer son regard pétrifiant. Protégé par son casque d’invisibilité (le tourbillon au dessus de lui), il échappe aux recherches des deux sœurs immortelles de sa victime.
Celles-ci obéissent au principe du paragone approximatif : on croirait voir une seule femme recto verso, mais les gestes des jambes et des bras sont parallèles, et non pas inversés. L’effet traduit ici moins la magie que la désorientation des deux femmes, incapables de poursuivre et d’attraper.
Le paragone par le reflet
L’appel de Persée (Cycle de Persée 1)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery
Dès la première toile, Burne Jones pose sa convention graphique d’éliminer le bouclier. On voit les deux temps de l’histoire : d’abord Persée désespéré se penche sur une rivière, cherchant vainement la solution pour vaincre Méduse ; puis Athéna la lui amène sous forme d’un miroir à main, transférant d’emblée Persée dans le camp des héros féminisés.
Persée et les nymphes de la mer (Cycle de Persée 3)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery
Dans la troisième toile, le cache-cache continue : le bouclier manquant réapparait dans cette flaque circulaire formant pavois au pied des trois nymphes, et dont la justification est purement symbolique (la vraie mer se trouve à l’arrière-plan).
Birmingham Museum and Art Gallery Southampton City Art Gallery
Etudes à l’aquarelle pour La découverte de Méduse (Cycle de Persée 4), Burne Jones, 1882
Non réalisé, le quatrième opus aurait constitué une apothéose du narcissisme : Persée vêtu de reflets, équipé de sa lame miroitante et de son miroir face à main, le regard fixé sur son propre éclat, s’attaque à son antithèse symbolique : Méduse en noir et au regard vide.
La tête funeste (Cycle de Persée 10)
Burne-Jones, 1887, Southampton City Art Gallery
Dans le dernier tableau du cycle, Persée, pour pouvoir épouser Andromède, doit lui prouver son origine divine en lui montrant la tête de Méduse. Burne-Jones imagine un dispositif où les deux se retrouvent de part et d’autre d’une fontaine, miroir octogonal qui révèle ce que chacun regarde : Persée regarde sa future épouse directement, tandis qu’Andromède regarde le reflet de la tête de Méduse brandie au dessus d’eux.
Ainsi, à la fin de l’aventure, le miroir d’eau reproduit le stratagème du début, où Persée avait échappé au regard mortel de Méduse en la regardant par réflexion dans le bouclier d’Athéna. La capacité du miroir à désarmer le monstre est démontrée visuellement, puisque la face de Méduse y apparaît débarrassée des serpents qui la hérissent.
Ce dernier tableau est un condensé du procédé de collage et de substitution typique du préraphaélisme :
- Andromède remplace Athéna,
- l’octogone de la fontaine florentine ressuscite le bouclier grec,
- la situation évoque d’autres couples mythiques :
- Zeus et Héra sous le pommier des Hespérides,
- Adam et Eve sous celui du jardin d’Eden ;
- Tristan et Yseult sous le pin, découvrant le roi Marc par son reflet dans la source.
Dans le reflet, le visage aux yeux clos du monstre autrefois terrifiant répond au problème implicite de la série : la synthèse entre les deux sexes est possible, mais dans le narcissisme et la mort.Il n’est pas inutile de mentionner qu’Andromède a les traits de Mary Zambaco, l’amour impossible du peintre, tandis que Méduse ressemble à Georgina, son épouse légitime [5a].
https://eclecticlight.co/2016/04/20/the-story-in-paintings-perseus-and-edward-burne-jones-1/
https://eclecticlight.co/2016/04/21/the-story-in-paintings-perseus-and-edward-burne-jones-2/