Son équipe est parvenue encore une fois à réussir une prouesse, celle de réunir quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales, notamment de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate Gallery de Londres et de la famille de l'artiste.
Plus je progresserai dans l'exposition plus je comprendrai que la similarité n'est qu'apparente. Elles sont toutes radicalement différentes. L'accrochage répond au voeu de l'artiste de présenter ses toiles avec le moins de lumière possible. Il voulait que le spectateur se sente en immersion parmi elles. Ce qui est troublant c'est que dans les salles les plus sombres la lumière semble émaner des oeuvres si on se donne la peine d'y demeurer quelques minutes sans bouger, donnant raison à Rothko qui disait : Mon art n'est pas abstrait, il vit et respire (...) Dirait-on d'un sentiment qu'il est abstrait, ou réel ? (...) La couleur n'est pas ce qui m'intéresse. Ce que je recherche c'est la lumière.
Il privilégiait les grands formats, en les choisissant malgré tout à taille humaine, pour créer un état d'intimité. Il voulait aussi qu'on les regarde en se tenant à 46 cm, ce qui n'est pas possible ici pour des raisons de sécurité. Pourtant le visiteur comprend d'instinct combien il est essentiel d'être proche quitte à faire sonner le dispositif d'alarme.
Etant enseignant (il était professeur de dessin) il devait avoir le sens de la pédagogie et il parle très bien de ses oeuvres. De nombreuses citations sont reproduites au long du parcours. Par exemple :
Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d'intensité que la musique et la poésie.
Mes tableaux peuvent avoir deux caractéristiques. Soit leur surface se dilate et s'ouvre dans toutes les directions, soit elle se contracte et se referme dans toutes les directions.
À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j'aimerais dire [...] que j'ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface.
Même sans bien connaître l'art contemporain on a surtout de cet artiste prolifique (il ara réalisé 834 oeuvres) la vision d'un tableau où se déploient d'immenses aplats de couleur éclatante. Mais, à ses débuts, le peintre était figuratif. Ce sont ses scènes urbaines, de métro et portraits que nous sommes donc invités à découvrir en tout premier lieu, au sous-sol.
A gauche Mark Rothko devant le N°7, 1960, photographié par Regina Bogat
A droite, autoportrait de 1936, huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm
Bien que ressemblante, cet autoportrait (qui est le seul qu'il ait réalisé) nous en dit moins sur l'homme que la photographie qui semble avoir été saisie sur le vif. Les lèvres sont crispées sur des taches rouges, les mains s'apprêtent à se nouer, le regard fuit derrière des verres sombres, le décor est absent ...
Street Scene, 1936-1937, huile sur toile
Les personnages sont le plus souvent anonymes. On ne saura pas qui est le couple en mouvement ci-dessous et on sent parfois l'influence d'Henri Matisse et de peintres cubistes car les corps sont anguleux. La gamme chromatique est ocre, dégageant une certaine tristesse. Le résultat est émouvant, propre à stimuler l'imagination comme le ferait une bande dessinée, en particulier les scènes dans le métro mais il fut croire que l'artiste en était mécontent puisqu'il abandonna la représentation de la figure humaine en se justifiant par ces mots : celle-ci ne convenait pas à mes besoins. Quiconque l'employait, la mutilait.
Un ensemble d'oeuvres réunies sous le nom de "Subways Paintings" ont le métro new-yorkais pour décor dont les particularités architecturale sont mises en valeur pour structurer les compositions en gommant la profondeur. On remarquera que les êtres deviennent eux-mêmes des éléments de décor avant de se fondre dedans. On notera également une proximité avec le mode de représentation de Giacometti (dont on ne sera pas surpris de découvrir une sculpture plus loin dans le parcours) notamment sur Underground Fantasy.
Entrance to Subway, 1938, huile sur toile
Underground Fantasy, 1940, huile sur toile, 87,3 × 118,2 cm
Dans le contexte tragique du début des années 40 Rothko puise dans les mythologies antiques et dans certaines formes totémiques des éléments qui répondraient à la barbarie.
Rites of Lilith, 1945, huile sur toile, 28.9 x 39.2 cm
A droite, The Omen of the Eagle, 1942, huile et graphite sur toile, 65,4 x 45,1 cm. Intitulé Le présage de l'aigle ce tableau fait référence à la Guerre de Troie mais aussi a postériori à la Seconde Guerre Mondiale. Il s'organise comme plusieurs autres autour de trois registres superposés : en haut des têtes répétées en frise, au milieu des ailes qui font écho au titre, lointaine évocation de la Renaissance italienne, en bas des formes organiques moins identifiables. Pour lui le thème dérive de la trilogie d'Agamemnon d'Eschyle. Il a voulu traiter l'esprit du mythe, générique de tous les mythes à toutes les époques.
Cette organisation en trois bandes, horizontales, et parfois verticales, se retrouvera tout au long de son oeuvre.
Hierachical Birds, 1944, huile sur toile 81 x 101 cm
On remarque que la signature est peu marquée, quoique en lettres capitales. Elle se diffuse presque dans la toile, effaçant quasiment le prénom et bientôt n'apparaitra même plus sur les oeuvres. Pour le moment certaines évoquent Vasarely.
Slow swirl at the Edge of the Sea, 1944, huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm
La seconde galerie fait place aux multiformes et au début des oeuvres dites "classiques" à partir de fin 1946, d'abord denses et organiques puis composées de couches plus fines alors que les formats verticaux s'agrandissent. Dès 1949 apparait la composition caractéristique aux rectangles superposés, dans une palette lumineuse et translucide. Rothko abandonne alors les cadres (qui jusque là étaient cependant discrets, blancs ou noirs) ainsi que les titres descriptifs au profit d'une numérotation. Il me semble que c'est alors qu'il arrête aussi d'apposer une signature visible.
L'évolution est nette au fils des premières toiles numérotées. Jusqu'à parvenir au séries de trois bandes, de largeurs différentes sur un fond d'une autre couleur. On trouve toutes les teintes, mais beaucoup d'ocre, et des oppositions nettes entre blanc ou argent, et rouge ou rose, séparées par un noir.
N° 7, 1951, huile sur toile, 240,7 x 138,7 cm
Voici la N°5 où l'on prend plaisir à se perdre, tranquillement assis sur le banc qui se trouve opportunément en face. On comprend que cet artiste se soit réclamé être peintre de l'intime. Amateur d'opéra, surtout de Mozart dont il écoutait souvent La flute enchantée il voulait transmettre avec la peinture une émotion comparable à celle qu'on peut éprouver en écoutant de la musique.
Untitled (Red, Black, White on Yellow), 1955, huile sur toile
Sur celle-ci, en vision rapprochée on a le sentiment que la peinture diffuse sur un papier... et on comprend que Rothko envisageait ses tableaux comme des drames. Il n'y a pas de symbolique à chercher dans les couleurs mais en 1959 il découvre Pompéi et sera très inspiré par le rouge vif de la Villa des mystères. Il a aussi été très impressionné par la bibliothèque peinte par Michel Ange à Florence et où il s'est laissé enfermé. Le côté mystique de Rothko est perceptible et son art de l'effacement est palpable. Quand au plan technique il est difficile pour un néophyte de comprendre comment il procédait concrètement, par aplat ou par frottage ?
N° 9 (White and Black on Wine) 1958, huile sur toile, 266,7 x 428,63 cm
Brown and Black in Reds, 1957, huile sur toile
Ce tableau acquis en 1958 par Phyllis Lambert, architecte et fille du propriétaire de la firme Seagram, est à l'origine de la commande de la série des Seagram Murals (59-59) destinées au restaurant conçu par l'architecte Philip Johnson pour le Seagram Building. Rothko réalisera une trentaine d'œuvres avant de résilier le contrat en s'apercevant que le lieu ne correspondra pas à sa philosophie. Dix ans plus tard il en sélectionnera dix qu'il offrira à la Tate Gallery qui les exposera dans une salle intitulée Rothko Room, dont nous pouvons voir l'intégralité à la Fondation.
Au centre Black On Maroon, 1958, huile, peinture acrylique, détrempe à la colle et pigments sur toile, 266,7 x 381,2 cm
Il a utilisé de la colle mélangée au pigment afin que les couches se rétractent ensuite. Cette fois les lignes peuvent être verticales, faisant penser à des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde.
A l'extrême-gauche N°1 (White and Red), 1962, huile sur toile, 258,8 x 228,6 cm
Ensuite N°14, 1960, huile sur toile, 290,8 x 268,3 cm
Alberto Giacometti, Grande Femme II, 1960, bronze à patine brune (Fondation Louis Vuitton)
La galerie 10 accueille la série des Black and Gray qui cette fois s'organise selon deux partie bien définies, sauf une où l'on retrouve un cadre blanc, mais peint sur la toile. Trop souvent considérées comme preuves de l'état dépressif de l'artiste on peut aujourd'hui les relier à une volonté minimaliste.
A gauche Untitled (Black and Gray), 1969, acrylique sur toile, 236,2 x 193,4 cm
Cette photographie démontre combien il est important de plonger le regard de près dans un tableau de Rothko.
A gauche, N°8, 1964, huile, acrylique et technique mixte sur toile, 266,7 x 203,2 cm
Au centre N°3 (Untitled/Orange), 1967, huile sur toile 205,7 x 195,6 cm
Nous terminons par une maquette de la Chapelle Rothko à Houston dont le but était de permettre à tout être humain de pouvoir méditer une heure devant une unique peinture accrochée dans une modeste salle. Voilà pourquoi elle ne porte pas de nom de saint, ne compote aucune statue du Christ et ne reçoit pas de culte. Elle est entièrement dédiée aux droits de l'homme, à la justice sociale et à la tolérance. Je ne disposais que de 15 minutes mais l'expérience est déjà probante.
Mark Rothko a connu de graves problèmes de santé qui se sont combinés à des soucis conjugaux et à une forte dépression. L'artiste boit et fume énormément. On lui découvre un anévrisme de l'aorte, qui l'empêche de peindre ses œuvres monumentales pendant quelques temps. Il sera retrouvé mort dans son atelier en février 1970, suite à un suicide.
8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris
Du 18 octobre au 2 avril 2024 de 10 h à 18 h 30 (fermé le mardi sauf les 26 décembre, 2 janvier, 13 et 20 février, 2 mars et 2 avril) es lundi, mercredi et jeudi de 11 à 20 heures
Micro-visites de 15 minutes tous les jours, toutes les 30 minutes, gratuit, sans réservation
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