" Il fut affecté sur le front qui défendait Léningrad. Puis envoyé sur la Volga, dans une ville qui devait coûte que coûte triompher car elle portait le nom de Staline. Dans cette bataille, une balle le toucha au visage : la joue gauche tailladée et marquée comme d'un petit rictus. " Avec moi on n'est jamais triste", prit-il alors l'habitude de plaisanter.
Un an plus tard, dans la gigantesque bataille de Koursk, Volski devint méconnaissable.
Il avait déjà vu l'enfer que pouvait être une journée de guerre, une belle journée de printemps. mais avant, c'étaient des enfers maîtrisés par les hommes. Cette fois , l'oeuvre échappa à ses créateurs. Au lieu d'une offensive avec la course des fantassins et la canonnade à l'appui, ce fut un monstrueux affrontement de milliers de chars, de hordes de tortues noires, cognant leurs carapaces, vomissant le feu, éjectant de leurs coquilles en flammes des êtres flambant comme des torches. Le ciel fumait, l'air empestait les rejets des moteurs. Aucun bruit ne survivait à des explosions et au grincement du métal surchauffé. Avec ses camarades artilleurs, Volski se trouva coincé contre les restes d'une fortification, ne pouvant ni reculer ni vraiment tirer : les duels de chars se passaient trop près, trop vite, il aurait fallu manier le canon avec la dextérité d'un revolver. Ils tentèrent quand même leur chance, touchèrent la tourelle d'un Tigre, mais en oblique, et reçurent en réponse une rafale de mitrailleuse. Une lourde tortue noire venait de les repérer . Le regard fixé sur les manœuvres de la bête, Volski fit signe à ceux qui, dans son dos, devaient apporter l'obus. Personne ne bougea. il se retourna : un servant tué, un autre assis, le visage sous une coulée rouge, un hurlement rendu muet par le bruit.
Ce fut alors la lenteur du mauvais songe, bien connue de lui, où chaque geste semblait prendre de longues minutes. Un obus à retirer de la caisse (sa lourdeur lisse de jouet qui s'endormait entre les mains), le transporter, l'installer dans la culasse, charger, commencer à viser... des secondes interminables pendant lesquelles le canon du char s'abaissait vers lui, comme si, par plaisir, le tireur prenait son temps. Aucun enfer ne pouvait être aussi torturant
Ce qui se passa allait se reconstituer plus tard, quand, à la nuit tombante, il serait capable de se souvenir, de comprendre. Il n'eut pas le temps de tirer, et pourtant la tourelle du Tigre éclata en dispersant les corps tassés dans son habitacle. La violence de l'explosion jeta Volski à terre et, en une fraction de seconde, il aperçut la carapace anguleuse d'un autre monstre, un énorme canon automoteur, le fameux SU-152, ce tueur de chars qui venait de lui sauver la vie...
Le soir versa une pluie assoupie. Avec l'ouïe retrouvée, il entendit le sifflement de l'eau sur le métal incandescent des blindés. Des gémissements dans la plaine encombrée d'engins noirs. Des paroles, en russe, laissant comprendre à qui revenait la victoire dans ce choc d'acier.
Et soudain, surgie de la pénombre, cette silhouette chancelante : un tankiste allemand qui, sans doute abasourdi, s'en allait à l'aveugle au milieu des carapaces. Volski dégaina, visa... Mais ne tira pas. Le soldat était jeune et paraissait indifférent à ce qui pouvait lui arriver après l'horreur qu'il venait de vivre. Leurs regards se croisèrent et, malgré eux, ils se saluèrent. Volski rangea le pistolet, le tankiste disparut dans le crépuscule d'été..."
Andreï Makine : extrait de : La vie d'un homme inconnu", Éditions du Seuil, 2009. Du même auteur, dans Le Lecturamak :