Vous vous souvenez peut-être que le mois de novembre est chaque année celui des " Feuilles Allemandes" , organisées par Patrice et Eva du blog Et si on bouquinait un peu et par Fabienne du blog " Livr'Escapades ".
Il s'agit donc de lire des écrivains germanophones, et, comme j'avais déjà lu avec plaisir " Gloire tardive " de l'écrivain autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931), il y a quelques années, j'ai eu envie de poursuivre l'exploration de son œuvre avec l'un de ses romans les plus connus : Mademoiselle Else. Schnitzler déclarait d'ailleurs à la fin de sa vie que ce livre était son préféré, de toute son œuvre.
Si vous voulez retrouver ma chronique au sujet de " Gloire tardive ", vous pouvez cliquer ici.
Éditeur : livre de Poche
Date de publication (initiale) : 1924
Traduction de l'allemand par Henri Christophe
Préface de Roland Jaccard
Nombre de pages : 94
Une jeune fille de la bourgeoisie viennoise, en villégiature avec sa tante dans un palace italien, apprend que son père, ruiné à la suite de malversations financières, ne pourra être sauvé du déshonneur et de la prison que si elle parvient à soutirer à un ancien ami de la famille, le marchand d'art Dorsday, une somme importante. Celui-ci lui promet l'argent à la condition qu'il puisse la contempler nue.
[...] Mademoiselle Else, c'est la rencontre de l'ingénue hystérique et du jouisseur pervers.
Roland Jaccard
Mon AvisLe préfacier a sûrement raison d'employer le mot hystérie à propos du personnage de Mademoiselle Else et il est vrai que la forme du monologue intérieur peut facilement donner cette impression de logorrhée excitée et désordonnée. À plusieurs reprises j'ai eu un peu la sensation de lire une pièce de théâtre composée d'un unique monologue, même si l'héroïne n'est pas seule et que d'autres personnages ont des rôles très importants et décisifs au cours de ses réflexions, de ses conversations et actions.
Je crois que Schnitzler souhaite nous montrer dans ce livre une jeune fille victime d'un monde masculin tout puissant, qui la manipule sans vergogne, ce qui la rend à moitié folle et lui fait commettre des actes inconsidérés, des mouvements de révolte irrationnels et désespérés.
On pourrait se dire au premier abord que le plus grand salaud de cette histoire est le marchand d'art, Monsieur Dorsday, qui profite de la situation de faiblesse de la jeune fille (et du fait qu'elle a besoin de son argent) pour lui proposer un marché honteux. Mais il est certain que le plus grand fautif est le père de la jeune fille (et, accessoirement, sa mère) qui lui demande d'aller " taper " Monsieur Dorsday en sachant très bien à quoi il l'expose et en comptant évidemment sur la grande beauté et sur la jeunesse de sa fille pour soutirer à leur vieil ami la somme dont il a besoin, quitte à la prostituer. Mademoiselle Else se retrouve donc prise en étau entre les désirs sensuels de Monsieur Dorsday, qui la dégoûte, et le désir de son père d'utiliser ses charmes pour échapper à la ruine. Ses désirs à elle n'ont plus aucune importance, elle est niée, piégée, coincée dans une voie sans issue.
C'est un beau livre précisément pour cette raison : Mademoiselle Else se débat contre ses propres contradictions et contre des réalités qui lui sont insupportables et dont elle ne peut pas se défaire, par loyauté envers son père. C'est aussi, d'une certaine façon, une dénonciation de la condition féminine au début du 20è siècle et de l'extrême dépendance des femmes au bon vouloir des hommes à cette époque-là. Schnitzler était un grand connaisseur de la psychanalyse et cela se voit dans ce roman, où les détails de l'âme humaine sont exposés cruellement et dans tout leur bouillonnant et paradoxal foisonnement.
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Un Extrait page 28Il fait presque noir déjà. Nuit. Nuit sépulcrale. Je préférerais être morte... Ce n'est pas vrai. Et si je descendais, là, maintenant, parler avec Dorsday, avant le dîner ? Ah, quelle horreur !... Paul, si tu me procures ces trente mille, tu pourras me demander ce qu'il te plaira. C'est encore du roman, ça. La noble jeune fille se vend afin de sauver son père adoré, et y trouve peut-être du plaisir. Pouah ! Non, Paul, même pour trente mille, tu n'auras rien de moi. Personne. Et pour un million ?... Pour un hôtel particulier ? Pour un collier de perles ? Le jour où je me marierai, ce sera sans doute pour moins cher. Est-ce donc si grave ? Fanny s'est vendue elle aussi. Elle me l'a raconté, son mari la dégoûte. Qu'en dirais-tu, Papa, si ce soir je me vendais aux enchères ? Pour te sauver de la prison. Quelle sensation !... J'ai de la fièvre, c'est sûr. Ou déjà les règles ? Non, j'ai de la fièvre. C'est l'air peut-être. Du vrai champagne... Si Fred était là, saurait-il me conseiller ? Je n'ai pas besoin de conseil. D'ailleurs, il n'y a rien à conseiller. Je parlerai avec Monsieur Dorsday von Eperies, je le taperai, moi l'altière, l' aristocrate, la marchesa, la mendiante, la fille de l'escroc. (...)